mardi 21 mars 2023

Des années auparavant, il avait eu un ami

Saul Leiter.


Chaque jour, il allait s’asseoir à la table de la cuisine et regardait par la porte coulissante en verre le petit patio qu’il avait peu à peu fini par haïr, sans du tout savoir pourquoi. Il allait s’asseoir, buvait du café, fumait et attendait que le téléphone sonne avec quelqu’un, n’importe qui au bout du fil pour lui donner des nouvelles, bonnes, mauvaises ou insignifiantes, peu importait. Mais le téléphone sonnait rarement et, quand il sonnait, il apportait un message tellement vide, tellement anonyme, que ce n’était qu’une sorte de bruit tranquille.

Des années auparavant, il avait eu un ami, bien plus jeune que lui, qui s’était suicidé, « tout à trac », comme on dit. Cet ami lui avait dit un jour que lorsqu’il ouvrait le journal tous les matins il le faisait avec l’espoir absurde et pourtant irrésistible — peut-être même la croyance — qu’il allait tomber sur une histoire dans laquelle il apparaîtrait comme quelqu’un, comme n’importe qui, comme un nom dans le journal. Il voulait, disait-il, lire quelque nouvelle surprenante sur lui-même : avant de disparaître comme tous les autres zéros.

Il regarda le patio inondé de pluie par la fenêtre et se dit qu’il ne pouvait pas se rappeler le nom de son jeune ami, ni, d’ailleurs, son visage. Il se rendit compte alors qu’il s’était, peut-être, rappelé un autre jeune homme, tout à fait différent, un personnage dans une pièce ou un film. Un roman. Quelqu’un qui n’avait jamais été.

 

Gilbert Sorrentino, The Abyss of Human Illusion, 2010 ; traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, L’Abîme de l’illusion humaine, IX, Éditions Cent Pages, 2015.