vendredi 20 août 2021

Ce que nous appelions l'art ne commence qu'à deux mètres du corps

Le rêve n'ouvre plus sur des lointains d'azur. Il est devenu gris. La couche de poussière grise sur les choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des chemins de traverse menant au banal. La technique confisque définitivement l'image extérieure des choses, comme des billets de banque qui vont être retirés de la circulation. Dans le rêve, la main s'en saisit une dernière fois, elle prend congé des objets en suivant leurs contours familiers. Elle les saisit par l'endroit le plus usé. Ce n'est pas tou­jours la manière la plus convenable : les doigts des enfants n'entourent pas le verre, ils plongent dedans. Par quel côté la chose s'offre-t-elle aux rêves ? Quel est cet endroit le plus usé ? C'est le côté qui a pris la patine de l'habitude et qui est garni de sentences commodes. Le côté par lequel la chose s'offre au rêve, c'est le kitsch.

(...) Ce que nous appelions l'art ne commence qu'à deux mètres du corps. Mais voilà qu'avec le kitsch, le monde des objets se rapproche de l'homme ; il se laisse toucher, et dessine finalement ses figures dans l'intériorité humaine. L'homme nouveau porte en lui toute la quintessence des formes anciennes, et ce qui se constitue dans la confrontation avec un environnement issu de la seconde moitié du XIXe siècle, dans les rêves comme dans les phrases et les images de certains artistes, c'est un être que l'on pourrait appeler l'« homme meublé ».


Walter Benjamin, Kitsch onirique (1927), trad. P. Rusch, Œuvres II, Gallimard, 2000.