mardi 1 octobre 2019

Nous pouvons encore nous jurer que la mue n’est pas achevée

J’aime et redoute à la fois l’idée qu’il existe une ligne d’ombre. Une frontière invisible qu’on passe, vers le milieu de la vie, au-delà de laquelle on ne devient plus : simplement on est. Fini les promesses. Fini les spéculations sur ce qu’on osera ou n’osera pas demain. Le terrain qu’on avait en soi la ressource d’explorer, l’envergure de monde qu’on était capable d’embrasser, on les a reconnus désormais. La moitié de notre terme est passée. La moitié de notre existence est là, en arrière, déroulée, racontant qui nous sommes, qui nous avons été jusqu’à présent, ce que nous avons été capables de risquer ou non, ce qui nous a peinés, ce qui nous a réjouis. Nous pouvons encore nous jurer que la mue n’est pas achevée, que demain nous serons un autre, que celui ou celle que nous sommes vraiment reste à venir – c’est de plus en plus difficile à croire, et même si cela advenait, l’espérance de vie de ce nouvel être va s’amenuisant chaque jour, cependant que croît l’âge de l’ancien, celui que nous aurons de toute façon été pendant des années, quoi qu’il arrive maintenant.

Sylvain Prudhomme, Par les routes, Galimmard / L’Arbalète, 2019.