dimanche 22 septembre 2019

Nous pouvons être des personnages fictifs

Les inventions de la philosophie ne sont pas moins fantastiques que celle de l’art : Josiah Royce, dans le premier volume de The World and the Individual (1899), a formulé celle-ci : « Imaginons qu’une portion du sol de l’Angleterre ait été parfaitement nivelée, et qu’un cartographe y trace une carte d’Angleterre. L’ouvrage est parfait ; il n’est pas un détail du sol de l’Angleterre, si réduit soit-il, qui ne soit enregistré sur la carte ; tout s’y retrouve. Cette carte, dans ce cas, doit contenir une carte de la carte, qui doit contenir une carte de la carte de la carte, et ainsi jusqu’à l’infini. »
Pourquoi sommes-nous inquiets que la carte soit incluse dans la carte et les mille et une nuits dans le livre des Mille et une nuits ? Que Don Quichotte soit lecteur du Quichotte et Hamlet spectateur d’Hamlet ? Je crois en avoir trouvé la cause : de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou leurs spectateurs, pouvons être des personnages fictifs. En 1833, Carlyle a noté que l’histoire universelle est un livre sacré, infini, que tous les hommes écrivent et lisent et tâchent de comprendre, et où, aussi, on les écrit.

Jorge Luis Borges, Magias partiales del Quijote, Otras inquisiciones, Buenos Aires, 1952, traduit de l’espagnol par Paul et Sylvia Bénichou, Magies partielles du Quichotte,  Enquêtes 1937-1952, Gallimard, 1957.