lundi 31 juillet 2006

Un peu moins vivant


Pierre Vidal-Naquet (1930-2006)

Dès après cinquante ans, nous commençons à mourir insensiblement en d’autres morts. Les grands mages, les chamans de notre jeunesse partent l’un après l’autre. Parfois, nous ne pensions déjà plus tellement à eux, ils étaient restés en arrière dans l’histoire, other voices, other rooms nous réclamaient. Ils étaient toujours là, en un sens, mais comme des tableaux qu’on ne regarde plus comme au début, des poèmes qui ne parfument plus que vaguement la mémoire.
C’est alors – chacun a ses ombres chères, ses grands intercesseurs – que survient le jour où le premier d’entre eux envahit horriblement journaux, radio, télé. Peut-être tarderons-nous à comprendre que notre mort aussi a commencé ce jour-là ; c’est une chose que j’ai sue le soir où, pendant un dîner, quelqu’un fit allusion avec indifférence à une nouvelle du bulletin d’informations, Jean Cocteau venait de mourir à Milly-la-Forêt, une partie de moi-même tomba, morte, elle aussi, sur la nappe parmi des phrases conventionnelles.
Les autres ont suivi, toujours de la même façon, la radio ou les journaux, Louis Armstrong, Pablo Picasso, Stravinsky, Duke Ellington, et hier soir, pendant que je toussais dans un hôpital de la Havane, hier soir par la voix d’un ami qui apportait jusqu’à mon lit la rumeur du monde, Charles Chaplin. Je sortirai de cet hôpital, j’en sortirai guéri, cela ne fait aucun doute, mais pour la sixième fois un peu moins vivant.

Julio Cortázar, « Mine de rien, déjà six de moins », Un certain Lucas, trad. Laure Guille-Bataillon, Gallimard, 1979.