lundi 13 septembre 2010

... de tout ce qui fut


Robert Doisneau, Le Manège de M. Barre, 1955.

Je me suis demandé s’il nous arrivait encore d’éprouver des joies où la tristesse ne viendrait se jeter comme à la traverse ; qui ne se mélangeraient pas d’une impression de déclin, de ruine prochaine, de vanité. Tiens, se dit-on, cela existe encore ? Nos joies sont de cette sorte que nous procure un vieux quartier d’habitation rencontré au faubourg d’une ville étrangère et pauvre, que le progrès n’a pas eu le temps de refaire à son idée.
Les gens semblent là chez eux sur le pas de la porte, de simples boutiques y proposent les objets d’industries que l’on croyait éteintes ; des maisons hors d’âge et bienveillantes, qu’on dirait sans téléphone, des rues d’avant l’automobile, pleines de voix, les fenêtres ouvertes au labeur et qui réveillent des impressions de lointains, d’époques accumulées, de proche campagne ; on buvait dans ce village un petit vin qui n’était pas désagréable pour le voyageur.
C’est toujours avec la conscience anxieuse d’une dernière fois, que nous ne le reverrons jamais ainsi, qu’il faut se dépêcher d’avoir connu cela ; que ces débris, ces fragments épargnés de temps terrestre, où nous entrevoyons pour un moment heureux le monde d’avant, ne tarderont plus d’être balayés de la surface du globe ; et pour finir toutes nos joies ressemblent à ces trouvailles émouvantes, mais après tout inutiles, que l’on fait dans les tiroirs d’une liquidation d’héritage : ce n’en sont plus, ce sont d’ardentes tristesses, ce sont des amertumes un instant lumineuses.

J’ai pensé aussi qu’on ne s’accommode de ce que ce présent factice et empoisonné nous offre, qu’à la condition d’oublier les agréments auxquels nous goûtions le plus naturellement par le passé et que cette époque n’autorise plus ; et de ne pas songer que ceux dont nous trouvons encore à jouir, il faudra semblablement en perdre le souvenir, en même temps que l’occasion ; qu’à défaut d’oubli on en vient à devoir s’en fabriquer au moyen d’ingrédients de plus en plus pauvres et quelconques, des fins de série, des objets d’usage sauvés de bric-à-brac, tout imprégnés de temps humain et qui nous attristent ; de tout ce qui peut se dénicher en fait de rebuts, de derniers exemplaires, de pièces détachées, de vieilles cartes postales ; se réfugiant dans les détails de rues en instance, ciels de traîne, matins d’automne ; de tout ce qui fut.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.