vendredi 17 septembre 2010

Seulement nommer



Il me parlait de Sei Shônagon, une dame d’honneur de la princesse Sadako au début du XIe siècle, la période de Heian. « Sait-on jamais où se joue l’histoire ? Les gouvernants gouvernaient, ils s’affrontaient dans des stratégies compliquées. Le vrai pouvoir était détenu par une famille de régents héréditaires, la cour de l’Empereur n’était plus qu’un lieu d’intrigues et de jeux d’esprit. Et ce petit groupe d’oisifs a laissé dans la sensibilité japonaise une trace autrement profonde que toutes les imprécations de la classe politique, en apprenant à tirer de la contemplation des choses les plus ténues une sorte de réconfort mélancolique... Shônagon avait la manie des listes : liste des “choses élégantes”, des “choses désolantes” ou encore des “choses qu’il ne vaut pas la peine de faire”. Elle eut un jour l’idée d’écrire la liste des “choses qui font battre le cœur”. Ce n’est pas un mauvais critère, je m’en aperçois quand je filme. Je salue le miracle économique, mais ce que j’ai envie de vous montrer, ce sont les fêtes de quartiers. »

Il m’écrivait: « Je rentre par la côte de Chiba... Je pense à la liste de Shônagon, à tous ces signes qu’il suffirait de nommer pour que le cœur batte. Seulement nommer. Chez nous un soleil n’est pas tout à fait soleil s’il n’est pas éclatant, une source, si elle n’est pas limpide. Ici, mettre des adjectifs serait aussi malpoli que de laisser aux objets leurs étiquettes avec leurs prix. La poésie japonaise ne qualifie pas. II y a une manière de dire bateau, rocher, embrun, grenouille, corbeau, grêle, héron, chrysanthème, qui les contient tous. La presse ces jours-ci est remplie de l’histoire de cet homme de Nagoya : la femme qu’il aimait était morte l’an dernier, il avait plongé dans le travail, à la japonaise, comme un fou. II avait même fait une découverte importante, paraît-il, en électronique. Et puis là, au mois de mai, il s’est tué : on dit qu’il n’avait pas pu supporter d’entendre le mot printemps.» Il me décrivait ses retrouvailles avec Tokyo. «Comme un chat rentré de vacances dans son panier se met tout de suite à inspecter ses endroits familiers.» II courait voir si tout était bien à sa place, la chouette de Ginza, la locomotive de Shimbashi, le temple du Renard au sommet du grand magasin Mitsukoshi, qu’il trouvait envahi par les petites filles et les chanteurs de rock. On lui apprenait que c’étaient maintenant les petites filles qui faisaient et défaisaient les gloires, que les producteurs tremblaient devant elles. On lui racontait qu’une femme défigurée ôtait son masque devant les passants, et les griffait s’ils ne la trouvaient pas belle. Tout l’intéressait. Lui qui n’aurait pas levé les yeux sur un but de Platini ou une arrivée de tiercé s’enquérait avec fièvre du classement de Chiyonofuji dans le dernier tournoi de Sumo. II demandait des nouvelles de la famille impériale, du prince héritier, du plus vieux gangster de Tokyo qui apparaît régulièrement à la télévision pour enseigner la bonté aux enfants. Ces joies simples du retour au pays, au foyer, à la maison familiale, qu’il ignorait, douze millions d’habitants anonymes pouvaient les lui procurer.

Chris Marker, Sans soleil, 1982.