jeudi 9 septembre 2010

Le meilleur parti à prendre est donc de reprendre tout du début


Photo : Édouard Boubat

Comme après tout si je consens à l’existence c’est à condition de l’accepter pleinement, en tant qu’elle remet tout en question ; quels d’ailleurs et si faibles que soient mes moyens comme ils sont évidemment plutôt d’ordre littéraire et rhétorique ; je ne vois pas pourquoi je ne commencerais pas, arbitrairement, par montrer qu’à propos des choses les plus simples il est possible de faire des discours infinis entièrement composés de déclarations inédites, enfin qu’à propos de n’importe quoi non seulement tout n’est pas dit, mais à peu près tout reste à dire.
Il est tout de même à plusieurs points de vue insupportable de penser dans quel infime manège depuis des siècles tournent les paroles, l’esprit, enfin la réalité de l’homme. Il suffit pour s’en rendre compte de fixer son attention sur le premier objet venu : on s’apercevra aussitôt que personne ne l’a jamais observée, et qu’à son propos les choses les plus élémentaires restent à dire. Et j’entends bien que sans doute pour l’homme il ne s’agit pas essentiellement d’observer et de décrire des objets, mais enfin cela est un signe, et des plus nets. À quoi donc s’occupe-t-on ? Certes à tout, sauf à changer d’atmosphère intellectuelle, à sortir des poussiéreux salons où s’ennuie à mourir tout ce qu’il y a de vivant dans l’esprit, à progresser — enfin ! — non seulement par les pensées, mais par les facultés, les sentiments, les sensations, et sommes toute à accroître la quantité de ses qualités. Car des millions de sentiments, par exemple, aussi différents du petit catalogue de ceux qu’éprouvent actuellement les hommes les plus sensibles, sont à connaître, sont à éprouver. Mais non ! l’homme se contentera longtemps encore d’être « fier » ou « humble », « sincère » ou « hypocrite », « gai » ou « triste », « malade » ou « bien portant », « bon » ou « méchant », « propre » ou « sale », « durable » ou « éphémère », etc., avec toutes les combinaisons possibles de ces pitoyables qualités.
Eh bien ! je tiens à dire quant à moi que je suis bien autre chose, et par exemple qu’en dehors de toutes les qualités que je possède en commun avec le rat, le lion et le filet, je prétends à celles du diamant, et je me solidarise d’ailleurs entièrement aussi bien avec la mer qu’avec la falaise qu’elle attaque et avec le galet qui s’en trouve par la suite créé, et dont l’on trouvera à titre d’exemple ci-dessous la description essayée, sans préjuger de toutes les qualités dont je compte bien que la contemplation et la nomination d’objets extrêmement différents me feront prendre conscience et jouissance effective par la suite.
A tout désir d’évasion, opposer la contemplation et ses ressources. Inutile de partir : se transférer aux choses, qui vous comblent d’impressions nouvelles, vous propose un million de qualités inédites.
[…] Personnellement, ce sont les distractions qui me gênent. […] Tout le secret du bonheur du contemplateur est dans son refus de considérer comme un mal l’envahissement de sa personnalité par les choses. Pour éviter que cela tourne au mysticisme, il faut : 1° se rendre compte précisément, c’est-à-dire expressément de chacune des choses dont on a fait l’objet de sa contemplation ; 2° changer assez souvent d’objet de contemplation, et en somme garder une certaine mesure. Mais le plus important pour la santé du contemplateur est la nomination, au fur et à mesure, de toutes les qualités qu’il découvre ; il ne faut pas que ces qualités, qui le transportent, le transportent plus loin que leur expression mesurée et exacte.
Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. O ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots !
[…] Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout du début. [...]

Francis Ponge, Introduction au « Galet », Proêmes, Gallimard, 1948.