Tous bagnards, tous tatoués
Il est vrai que je ne suis pas doué pour écrire, on me l’a fait savoir, on m’a traité de fort en thème : j’en suis un ; mes livres sentent la sueur et la peine ; j’admets qu’ils puent au nez de nos aristocrates ; je les ai souvent faits contre moi, ce qui veux dire contre tous, dans une contention d’esprit qui a fini par devenir une hypertension de mes artères. On m’a cousu mes commandements sous la peau : si je reste un jour sans écrire, la cicatrice me brûle ; si j’écris trop aisément, elle me brûle aussi. Cette exigence fruste me frappe aujourd’hui par sa raideur, par sa maladresse : elle ressemble à ces crabes préhistoriques et solennels que la mer porte sur les plages de Long Island ; elle survit, comme eux, à des temps révolus. Longtemps, j’ai envié les concierges de la rue Lacépède, quand le soir et l’été les font sortir sur le trottoir, à califourchon sur leurs chaises : leurs yeux innocents voyaient sans avoir pour mission de regarder.
Seulement voilà : à part quelques vieillards qui trempent leur plume dans l’eau de Cologne et de petits dandies qui écrivent comme des bouchers, les forts en version n’existent pas. Cela tient à la nature du Verbe : on parle dans sa propre langue, on écrit en langue étrangère. J’en conclus que nous sommes tous pareils dans notre métier : tous bagnards, tous tatoués.
Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964.