mardi 28 septembre 2010

Il m’écrivait qu’un seul film avait su dire la mémoire impossible



Il m’écrivait qu’un seul film avait su dire la mémoire impossible, la mémoire folle. Un film d’Hitchcock : Vertigo. Dans la spirale du générique, il voyait le Temps qui couvre un champ de plus en plus large à mesure qu’il s’éloigne, un cyclone dont l’instant présent contient, immobile, l’œil... Il avait fait le pèlerinage, à San Francisco, de tous les lieux de tournage. Le fleuriste Podesta Baldocchi, où James Stewart épie Kim Novak. Lui le chasseur, elle la proie – ou bien était-ce l’inverse ? Le carrelage n’avait pas changé. Il avait parcouru en voiture toutes les collines de San Francisco où James Stewart-Scottie suit Kim Novak-Madeleine. Il semble être question de filature, d’énigme, de meurtre – mais en vérité il est question de pouvoir et de liberté, de mélancolie et d’éblouissement, si soigneusement codés à l’intérieur de la Spirale qu’on peut s’y tromper, et ne pas découvrir tout de suite que ce vertige de l’espace signifie en réalité le vertige du Temps. Il avait suivi toutes les pistes, jusqu’au cimetière de la Mission Dolores où Madeleine venait prier sur la tombe d’une femme morte depuis longtemps, et qu’elle n’aurait pas dû connaître. Il avait suivi Madeleine – comme Scottie l’avait fait – au musée de la Légion d’Honneur, devant le portrait d’une femme morte qu’elle n’aurait pas dû connaître. Et sur le portrait, comme dans la chevelure de Madeleine, la spirale du Temps.
Le petit hôtel victorien où Madeleine disparaissait avait disparu lui-même. Le béton l’avait remplacé, à l’angle d’Eddie and Gough. En revanche, la coupe de séquoia était toujours à Muir Woods. Madeleine y montrait la courte distance entre deux de ces lignes concentriques qui mesurent l’âge de l’arbre et disait «Ma vie a tenu dans ce petit espace.» Il se souvenait d’un autre film où ce passage était cité : le séquoia était celui du Jardin des Plantes, à Paris, et la main désignait un point hors de l’arbre – à l’extérieur du Temps. Le cheval peint de San Juan Bautista, son œil qui ressemblait à celui de Madeleine... Hitchcock n’avait rien inventé, tout était là. Il avait couru sous les arches du promenoir de la Mission comme Madeleine avait couru vers sa mort – mais était-ce la sienne ? De cette fausse tour – la seule chose qu’Hitchcock ait rajoutée –, il imaginait Scottie sombrant dans la folie «de l’amour même», dans l’impossibilité de vivre avec la mémoire autrement qu’en la faussant, inventant un double à Madeleine dans une autre dimension du Temps, une Zone qui ne serait qu’à lui, et d’où il pourrait déchiffrer l’indéchiffrable histoire qui avait commencé à Golden Gate quand il avait retiré Madeleine de la baie de San Francisco, quand il l’avait sauvée de la mort avant de l’y rejeter – ou bien était-ce l’inverse ?

« À San Francisco j’ai fait le pèlerinage d’un film vu dix-neuf fois. En Islande, j’ai posé la première pièce d’un film imaginaire. Cet été-là, j’avais rencontré trois enfants sur une route, et un volcan était sorti de la mer. Encore un coup de l’Ensemblier... Les astronautes américains venaient s’entraîner avant la Lune dans ce coin de Terre qui lui ressemble, j’y voyais tout de suite un décor de science-fiction, le paysage d’une autre planète – ou plutôt non, qu’il soit celui de la nôtre pour quelqu’un qui vient d’ailleurs, de très loin. Je l’imagine avançant dans ces terres volcaniques qui collent aux semelles, avec une lourdeur de scaphandrier. Tout d’un coup il trébuche, et le pas suivant, c’est un an plus tard, il marche sur un petit sentier proche de la frontière hollandaise, le long d’une réserve d’oiseaux de mer. Voilà un point de départ. Maintenant pourquoi cette coupe dans le temps, ce raccord de souvenirs ? Justement, lui ne peut pas le comprendre. Il ne vient pas d’une autre planète, il vient de notre futur. 4001, l’époque où le cerveau humain est parvenu au stade du plein emploi. Tout fonctionne à la perfection, de ce que nous autres laissons dormir, y compris la mémoire. Conséquence logique : une mémoire totale est une mémoire anesthésiée. Après beaucoup d’histoires d’hommes qui avaient perdu la mémoire, voici celle d’un homme qui a perdu l’oubli... – et qui, par une bizarrerie de sa nature, au lieu d’en tirer orgueil et de mépriser cette humanité du passé et ses ténèbres, s’est pris pour elle d’abord de curiosité, ensuite de compassion. Dans le monde d’où il vient, appeler un souvenir, s’émouvoir devant un portrait, trembler à l’écoute d’une musique ne peuvent être que les signes d’une longue et douloureuse préhistoire. Lui veut comprendre. Ces infirmités du Temps, il les ressent comme une injustice, et à cette injustice il réagit comme le Che, comme les jeunes des Sixties, par l’indignation. C’est un tiers-mondiste du Temps, l’idée que le malheur ait existé dans le passé de sa planète lui est aussi insupportable qu’à eux l’existence la misère dans leur présent.
Naturellement il échouera. Le malheur qu’il découvre lui est aussi inaccessible qu’est inimaginable la misère d’un pays pauvre pour les enfants d’un pays riche. Il a choisi de renoncer à ses privilèges, il ne peut rien contre le privilège de l’avoir choisi. Son seul viatique est cela même qui l’a lancé dans cette quête absurde : un cycle de mélodies de Moussorgski. On les chante toujours au quarantième siècle. Le sens s’en est perdu, mais c’est là que pour la première fois il a perçu la présence de cette chose qu’il ne comprenait pas, qui avait à voir avec le malheur et la mémoire, qu’il lui fallait à tout prix essayer de comprendre et vers laquelle, avec une lourdeur de scaphandrier, il s’est mis en marche. Bien sûr, je ne le ferai jamais, ce film. Pourtant j’en collectionne les décors, j’en invente les détours, j’y dispose mes créatures favorites, et même je lui donne un titre, celui des mélodies de Moussorgski justement : Sans Soleil.

Chris Marker, Sans soleil, 1982.