mercredi 2 août 2006

Que s’il nous arrivait réellement quelque chose, ce serait offensant pour les autres


Henri Cartier-Bresson, Berlin, 1963.

Les uns aux autres nous ne trouvons plus rien à nous dire. Pour s’agréger chacun doit exagérer sa médiocrité : on fouille ses poches et l’on en tire à contrecœur la petite monnaie du bavardage : ce qu’on a lu dans le journal, des images que la télévision a montrées, un film que l’on a vu, des marchandises récentes dont on a entendu parler, toutes sortes de ragots de petite société, de révélations divulguées pour que nous ayons sujet à conversation ; et encore ces insignifiances sont à la condition d’un fond musical excitant, comme si le moindre silence devait découvrir le vide qu’il y a entre nous, la déconcertante évidence que nous n’avons rien à nous dire ; et c’est exact.
[…] La conversation, outre de vouloir cet esprit particulier qui consiste en des raisonnements et des déraisonnements courts, suppose des expériences vécues dignes d’être racontées, de la liberté d’esprit, de l’indépendance et des relations effectives. Or on sait que même les semaines de stabulation libre n’offrent jamais rien de digne d’être raconté, que nous avons d’ailleurs grand soin de prévenir ces hasards ; que s’il nous arrivait réellement quelque chose, ce serait offensant pour les autres.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.