vendredi 9 janvier 2009

Le socialisme signifie une société sans classes, ou il ne signifie rien du tout



Les milices ouvrières, du fait qu’elles étaient levées sur la base des syndicats et composées, chacune, d’hommes ayant à peu de choses près les mêmes opinions politiques, eurent pour conséquence de canaliser vers une seule même portion de territoire tout ce que le pays comptait de sentiments les plus révolutionnaires. J’étais tombé plus ou moins par hasard dans la seule communauté de quelque importance de l’Europe occidentale où la conscience de classe et le refus d’avoir confiance dans le capitalisme fussent des attitudes plus courantes que leurs contraires. Ici, sur ces hauteurs, en Aragon, l’on se trouvait parmi des dizaines de milliers d’hommes, pour la plupart, mais non tous cependant, d’origine prolétarienne, vivant tous sur le même plan, mêlés sur un pied d’égalité. En théorie c’était l’égalité absolue, et dans la pratique même, il s’en fallait de peu. En un sens il serait conforme à la vérité de dire qu’on faisait là l’expérience d’un avant-goût du socialisme, et j’entends par là que l’état d’esprit qui régnait était celui du socialisme. Un grand nombre de mobiles normaux de la vie civilisée — affectation, thésaurisation, crainte du patron, etc. — avaient absolument cessé d’exister. L’habituelle division en classes de la société avait disparu dans une mesure telle que c’était chose impossible à concevoir dans l’atmosphère corrompue par l’argent de l’Angleterre ; il n’y avait là que les paysans et nous, et nul ne reconnaissait personne pour son maître. Bien entendu, un tel état de choses ne pouvait durer. Ce fut seulement une phase temporaire et locale dans la gigantesque partie qui est en train de se jouer sur toute la surface de la terre. Mais elle dura suffisamment pour avoir une action sur tous ceux qui la vécurent. Sur le moment, nous pûmes bien jurer et sacrer violemment, mais nous nous rendîmes compte après coup que nous avions pris contact avec quelque chose de singulier et de précieux. Nous avions fait partie d’une communauté où l’espoir était plus normal que l’indifférence et le scepticisme, où le mot camarade signifiait camaraderie et non comme dans la plupart des pays, connivence pour faire des blagues. Nous avions respiré l’air de l’égalité. Je n’ignore pas qu’il est de mode, aujourd’hui, de nier que le socialisme ait rien à voir avec l’égalité. Dans tous les pays du monde une immense tribu d’écrivassiers de parti et de petits professeurs d’université papelards sont occupés à « prouver » que le socialisme ne signifie rien de plus qu’un capitalisme d’Etat plus planifié et qui conserve entièrement sa place comme mobile à la rapacité. Mais heureusement il existe aussi une façon d’imaginer le socialisme tout à fait différente de celle-là. Ce qui attire le commun des hommes au socialisme, ce qui fait qu’ils sont disposés à risquer leur peau pour lui, la « mystique » du socialisme, c’est l’idée d’égalité ; pour l’immense majorité des gens, le socialisme signifie une société sans classes, ou il ne signifie rien du tout. Et c’est à cet égard que ces quelques mois passé dans les milices ont été pour moi d’un grand prix. Car les milices espagnoles, tant qu’elles existèrent, furent une sorte de microcosme d’une société sans classes.
Cette communauté où personne ne poursuivait un but intéressé, où il y avait pénurie de tout, mais nul privilège et où personne ne léchait les bottes à quelqu’un, était comme une anticipation sommaire qui permettait d’imaginer à quoi pourraient ressembler les premiers temps du socialisme. Et, somme toute, au lieu d’être désillusionné, j’étais profondément attiré. Et cela eut pour résultat de rendre mon désir de voir établi le socialisme beaucoup plus réel qu’il n’était auparavant. En partie, peut-être, cela vint de ce que j’eus la chance d’être parmi des Espagnols qui, avec leur décence innée et cette pointe d’anarchisme toujours présente en eux, rendraient même les débuts du socialisme supportables, si l’occasion leur en était donnée.

George Orwell, Hommage à la Catalogne (Homage to Catalonia), Londres, 1938, traduit de l’anglais par Yvonne Davet, éditions Champ Libre, 1981.