lundi 2 octobre 2006

La « zone grise »

J’ai été très frappé par toutes les pages de Primo Levi où il explique que les camps nazis ont introduit en nous « la honte d’être un homme ». Non pas, dit-il, que nous soyons tous responsables du nazisme, comme on voudrait nous le faire croire, mais nous avons été souillés par lui : même les survivants des camps ont dû passer des compromis, ne serait-ce que pour survivre. Honte qu’il y ait eu des hommes pour être nazis, honte de n’avoir pas pu ni su l’empêcher, honte d’avoir passé des compromis, c’est tout ce que Primo Levi appelle la « zone grise ». Et la honte d’être un homme, il arrive aussi que nous l’éprouvions dans des circonstances simplement dérisoires : devant une trop grande vulgarité de penser, devant une émission de variétés, devant le discours d’un ministre, devant des propos de bons vivants. C’est un des motifs les plus puissants de la philosophie, ce qui en fait forcément une philosophie politique. Dans le capitalisme, il n’y a qu’une chose qui soit universelle, c’est le marché. Il n’y a pas d’État universel, justement parce qu’il y a un marché universel dont les États sont des foyers, des Bourses. Or il n’est plus universalisant, homogénéisant, c’est une fantastique fabrication de richesse et de misère. Il n’y a pas d’État démocratique qui ne soit compromis jusqu’au cœur dans cette fabrication de la misère humaine. La honte, c’est que nous n’ayons aucun moyen sûr pour préserver, et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris en nous-mêmes. Comment un groupe tournera, comment il retombera dans l’histoire, c’est ce qui impose un perpétuel « souci ». Nous ne disposons plus d’une image du prolétaire duquel il suffirait de prendre conscience.

Gilles Deleuze, « Le devenir révolutionnaire et les créations politiques », entretien avec Toni Negri, Multitudes, 1990.