jeudi 26 octobre 2006

Sans doute avait-elle justement envie d’une petite salade de pommes de terre et n’avait en tête qu’huile et vinaigre



Quoiqu’il n’y ait dans ma tête deux idées et demi, et quoique j’aie mal aux dents, je raconte toutefois qu’un jour une jeune fille vêtue d’un costume d’homme fit son apparition en société. Je continue d’une main tremblante le joyau qu’est cette nouvelle. Est-ce que jamais auteur écrivit ainsi au petit bonheur ? La jeune fille possédait un visage charmant, comme les yeux flamboyaient, comme avaient une expression taquine les lèvres finement arquées ! Les cheveux, qu’elle portait sans les attacher, parlaient à eux seuls tout un langage. Une femme accoutumée à ce que devant elle les messieurs se liquéfient en gentillesse tenta d’intimider l’intrus, mais dut constater qu’on l’ignorait complètement. Elle en fut si affectée qu’elle se retira dans une pièce attenante meublée avec style et qu’elle jeta un petit chien de porcelaine sur le sol recouvert de tapis. Par pure exaspération, elle se mordit la bouche, porta la main sur une poitrine agitée d’impressions qui n’étaient peut-être déplaisantes que par excès d’amour, elle chassa un admirateur qui semblait vouloir la calmer, et…
Ici je bute et m’arrête un moment, et je demande au lecteur autant de patience qu’il faut pour que je me recueille. Que l’arôme d’une cigarette veuille bien me conférer de l’élan.
Sortant d’un phonographe, retentissait la voix de ténor de Caruso. Un poète baisait galamment la main de la maîtresse de maison. Comme toutes les demoiselles dans leurs longues robes à traîne dansaient gracieusement ! Plus d’un battait ses précédents records en matière d’attentions. Ah, si seulement le plus possible de bonnes idées pouvaient germer dans mon esprit assoupi !
Sur un divan datant du Deuxième Empire était assise une jeune femme qui eût été plus belle si elle s’était moins souciée de l’être. L’insouciance confère la jeunesse, et l’occupation le charme. L’une des conditions pour rester jeune dans la faculté de toujours se distraire avec quelque chose, même de prosaïque. Un portier peut être heureux en cirant des chaussures, une virtuose malheureuse en jouant du piano. Il peut-être plus avantageux de s’abaisser que de monter.
N’est-ce pas, j’écris là avec une sécheresse stupéfiante ?
Un acrobate se cramponnait à un plateau de petits sandwichs. Son impresario l’exhorta à ne pas penser exclusivement à lui-même, à se plonger dans l’Idée, à accorder à autrui une copieuse sollicitude. Entre temps, la jeune fille singulière était tombée follement amoureuse. Sa poitrine lui paraissait transpercée.
« Alors, comédien ! » lui lança brutalement quelqu’un qui l’observait et cherchait à faire sa connaissance, et n’avait su trouver d’autre moyen que d’être désobligeant. Les gens parfois nous traitent cavalièrement parce qu’ils nous apprécient et n’aiment pas se l’avouer.
Ce fut une dame au visage angélique qui, avec sa douceur laiteusement candide et sa sérénité sirupeuse, porta à notre petit personnage le coup de grâce qui la plia en deux.
« N’as-tu point de pitié ? » murmura la tremblette en songeant à la fille de fromager qui s’avançait avec une dignité de pot de confiture et qui récuserait de pareilles expressions avec une nonchalance marmeladière et, au demeurant, avec courtoisie.
Est-ce que cette bonne femme à la haute silhouette, toute parée de grâces et évoluant avec une incroyable noblesse, n’aurait pas eu sa place dans un roman de Sienkiewicz ?
Sans doute avait-elle justement envie d’une petite salade de pommes de terre et n’avait en tête qu’huile et vinaigre, lacérant du même coup le cœur de la jeune fille en costume d’homme.
Mes efforts m’ont fatigué, je vais me coucher. Que celui qui en a envie tire cette histoire au clair.

Robert Walser, « La jeune fille étrange », Die Rose, 1925, La Rose, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, 1987.