samedi 28 avril 2012

Une baleine voit les hommes



Toujours si affairés, avec leurs longs membres que souvent ils agitent. Et comme ils manquent de rondeur, privés qu'ils sont de la noblesse des formes pleines et complètes, avec leur petite tête mobile dans laquelle se concentre, semble-t-il, toute leur étrange vie. Ils arrivent sur la mer en glissant plutôt qu'en nageant, presque comme des oiseaux, et ils dispensent la mort avec fragilité, avec une délicate férocité. Ils restent longtemps silencieux et puis ils se mettent à crier entre eux, soudainement avec furie dans un enchevêtrement de sons qui ne varient presque jamais et auxquels manque la perfection de nos sons essentiels : appel, amour, cri de deuil. Et combien pitoyable doit être leur étreinte amoureuse : et sauvage, presque brutale, sans l'obstacle d'une molle couche de graisse, rendue trop facile par leur nature filiforme qui ne prévoit pas l'héroïque difficulté de l'union ni les magnifiques efforts nécessaires pour la réaliser.
Ils n'aiment pas l'eau, ils la craignent même, et on ne comprend pas bien pourquoi ils la fréquentent. Eux aussi vont par bandes, mais ils n’emmènent pas leurs femelles, et l'on peut deviner qu'elles sont ailleurs, mais elles restent toujours invisibles. Parfois ils chantent, mais pour eux-mêmes seulement, et leur chant n'est pas un appel mais une forme de poignante lamentation. Ils se fatiguent vite et, quand tombe la nuit, ils s'étendent sur de petites îles qui les portent, et peut-être s'endorment-ils ou regardent-ils la lune. Ils s'en vont en glissant, silencieux, et l'on comprend qu'ils sont tristes.

Antonio Tabucchi [1943-2012], Femmes de Porto Pim et autres histoires [Donna di Porto Pim, 1983], «Post-Scriptum. Une baleine voit les hommes », traduit de l'italien par Lise Chapuis, Christian Bourgois, 1987.