dimanche 8 juin 2014

Qu’est-ce que la langue ? C’est le fouet de l’air

Parvenu à un certain âge, l’on s’aperçoit que les sentiments qui vous apparaissaient comme l’effet d’un affranchissement absolu, dépassant la naïve révolte : la volonté de savoir jouer tous les rôles, et une préférence pour les rôles les plus communs parce qu’ils vous cachent mieux, rejoignent dangereusement ceux auxquels leur veulerie ou leur bassesse amènent vers la trentaine tous les bourgeois.
C’est alors de nouveau la révolte la plus naïve qui est méritoire.
Mais est-ce que de l’état d’esprit où l’on se tient en décidant de n’envisager plus les conséquences de ses actes, l’on ne risque pas de glisser insensiblement bientôt à celui où l’on ne tient compte d’aucun futur, même immédiat, où l’on ne tente plus rien, où l’on se laisse aller? Et si encore c’était soi qu’on laissait aller, mais ce sont les autres, les nourrices, la sagesse des nations, toute cette majorité à l’intérieur de vous qui vous fait ressembler aux autres, qui étouffe la voix du plus précieux.
Et pourtant, je le sais, tout peut tourner immédiatement au pire, c’est la mort à très bref délai si je décide un nouveau décollement, une vie libre, sans tenir compte d’aucune conséquence. Par malchance, par goût du pire, — et tout ce qui se déchaîne à chaque instant dans la rue... Dieu sait ce que je vais désirer ! Quelle imagination va me saisir, quelle force m’entraîner !
Mais enfin, si se mettre ainsi à la disposition de son esprit, à la merci de ses impulsions morales, si rester capable de tout est assurément le plus difficile, demande le plus de courage, — peut-être n’est-ce pas une raison suffisante pour en faire le devoir.
À bas le mérite intellectuel ! Voilà encore un cri de révolte acceptable.
Je ne voudrais pas en rester là, — et je préconiserai plutôt l’abrutissement dans un abus de technique, n’importe laquelle ; bien entendu de préférence celle du langage, ou rhétorique.
Quoi d’étonnant en effet à ce que ceux qui bafouillent, qui chantent ou qui parlent reprochent à la langue de ne rien savoir faire de propre ? Ayons garde de nous en étonner. Il ne s’agit pas plus de parler que de chanter. « Qu’est-ce que la langue, lit-on dans Alcuin ? C’est le fouet de l’air. » On peut être sûr qu’elle rendra un son si elle est conçue comme une arme. Il s’agit d’en faire l’instrument d’une volonté sans compromission, — sans hésitation ni murmure. Traitée d’une certaine manière la parole est assurément une façon de sévir.

Francis Ponge, Proêmes, Gallimard, 1942.