samedi 13 novembre 2010

Tout est fait pour prendre les agents « par les affects joyeux » de la consommation



L’accès élargi à la marchandise, dont il faut redire ce qu’il doit à des transformations structurelles historiques résumées par la théorie de la Régulation sous le nom de « fordisme », a durci par la captation de toutes les forces du désir d’objet une sorte de point de renoncement — au renversement du capitalisme. Il n’est que de voir l’habileté (élémentaire) du discours de défense de l’ordre établi à dissocier les figures du consommateur et du salarié, pour induire les individus à s’identifier à la première exclusivement, et faire retomber la seconde dans l’ordre des considérations accessoires. Tout est fait pour prendre les agents « par les affects joyeux » de la consommation en justifiant toutes les transformations contemporaines — de l’allongement de la durée du travail (« qui permet aux magasins d’ouvrir le dimanche ») jusqu’aux dérèglementations concurrentielles (« qui font baisser les prix ») — par adresse au seul consommateur en eux. La construction européenne a porté cette stratégie à son plus haut point de perfection en réalisant l’éviction quasi complète du droit social par le droit de la concurrence, conçu et affirmé comme le plus grand service susceptible d’être rendu aux individus, en fait comme la seule façon de servir véritablement leur bien-être — mais sous leur identité sociale de consommateurs seulement. Il faudrait mettre ce point d'aboutissement en perspective historique et, là encore, le rapporter à la « réussite historique » du fordisme à qui décidément l’on doit la surrection de cette figure du consommateur, émergée de celle du salariée pour finir par s’y substituer presque complètement, en tout cas dans le discours majoritaire mais aussi d’une certaine manière dans les psychés individuelles qui pratiquent en cette matière des formes parfois stupéfiantes de compartimentage. Car les médiations qui mènent du travail salarié de chacun à ses objets de consommation sont si étirées et si complexes que tout favorise cette déconnexion, et nul ou presque ne fait le lien entre ce qu’il reçoit comme avantage en tant que consommateur et ce qu’il souffre de sujétions supplémentaires en tant que salarié — et ceci notamment du fait que les objets consommés ont été produits par d’autres, ignorés et trop éloignés pour que leurs sujétions salariales viennent à la conscience du consommateur et puissent faire écho aux siennes propres.

Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, éditions La Fabrique, 2010.