Pourquoi le commerce avec les démons serait-il plus aisé que le commerce avec la grammaire ?
J’ai toujours éprouvé une répugnance presque physique pour les choses secrètes – les intrigues, la diplomatie, les sociétés secrètes, l’occultisme. Ces deux dernières activités, en particulier, m’ont toujours agacé au plus haut point, ainsi que cette prétention affichée par certaines gens d’avoir accès, grâce à une entente spéciale avec les Dieux, les Maîtres ou les Démiurges – et cela se passe entre eux à l’exclusion de tous les autres – aux grands secrets qui sont les fondements de l’univers. (…) Ce qui impressionne le plus chez ces maîtres, ces grands connaisseurs de l’invisible, c’est que lorsqu’ils écrivent pour nous conter ou nus suggérer leurs fameux mystères, ils écrivent tous fort mal. Mon entendement s’offusque de constater qu’un homme capable de maîtriser le Diable n’est pas capable de maîtriser la langue portugaise. Pourquoi le commerce avec les démons serait-il plus aisé que le commerce avec la grammaire ? Lorsque, après avoir longuement exercé son attention et sa volonté, un homme réussit, selon ses dires, à avoir des visions astrales, pourquoi ne réussirait-il pas, pour une dépense bien moindre d’attention et de volontés, à avoir une claire vision de la syntaxe ?
Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares (Livro do Desassossego por Bernardo Soares), traduit du portugais par Françoise Laye, Christian Bourgeois, 1999.