dimanche 21 janvier 2007

Un roi dépossédé de son royaume

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C’est ici qu’il nous faut reprendre l’analyse que fait Panofsky de la Melencolia de Dürer (…). La conscience mélancolique, dit-il, selon la tradition néoplatonicienne, est la conscience de l’homme qui, sous l’influence de Saturne, est plus apte que quiconque à la pratique des mathématiques, à l’ars geometriae, le cinquième des arts libéraux, et à leurs diverses applications. Mais cette pratique, en confinant l’esprit dans le monde fini de la grandeur, de la quantité et du mesurable, fait soupçonner à son auteur, au-delà de l’univers du quantifiable, du mesurable, du repérable ou du nommable, l’existence d’une sphère métaphysique dont l’inaccessibilité même le remplira de tristesse. Et le peintre, géomètre par excellence dans la mesure où, pour saisir la réalité du monde phénoménal, il est amené à appliquer la science exacte de la perspective, est aussi entre tous l’homo melancholicus.
La perspective artificielle, telle que le Quattrocento en a codifié les règles, est bien cet instrument mathématique dont l’usage raisonné permet d’appréhender le monde visible et d’en tracer un tableau qui posera comme équivalent ce qui est représenté et ce qui est vu. Mais elle est aussi l’artifice qui, par-delà le visible, nous introduit au discours sur le peu de réalité du monde ; image d’un faux infini, elle crée l’illusion d’un espace par la seule combinaison de rapports de proportions ; cette illusion, en retour, nous introduit à l’absence d’être et à la vacance du sens. Si cette perspective fixe et centrée installe le spectateur à la place du roi, il s’agit d’un roi dépossédé de son royaume.

Jean Clair, « Machinisme et mélancolie », Jean Clair (sous la direction de), Mélancolie. Génie et folie en Occident, Gallimard/Réunion des Musées nationaux, 2005.