La nuit venue les absorbait mais les signaux persistaient
Je m’approchai du miroir. Tout près de ce silence, ce matin seulement, encore froid au sortir de la douche, mouillé comme une fleur pâle d’un rêve de solitude parmi ces traits embrouillés je découvris en moi les caractères du héros de Faulkner: je jugeais-toujours-que je vivais une autre histoire que tout le monde. Passait-on un disque ? je l’écoutais parfois avec la lassitude du plaisir, mais j’écoutais l’autre musique. Un film me rappelait que je jouais le jeu. Et l’explication reposait naturellement sur un malentendu jusqu’au sommeil inaliénable. Les jours repassaient un film projeté sur la trame de mon esprit jusqu’au bout du rouleau; se coulait en moi sans s’épuiser du milieu de l’aventure au bout du monde le sentiment d’être « doublé ». La vie chaque fois commence pareille à un métrage réclame d’objets ménagers. Puis on songe à la société parisienne. Ici on songe à rien. La cour d’honneur de la caserne d’Honolulu représentait convenablement le classique dessin de fou. D’un côté un personnage galonné assis sur un banc, les yeux boulonnés au sol par les deux barres de fonte de ses regards. Au milieu le drapeau flottant contre toute vraisemblance, et enfin, de l’autre côté, les colloques louches des personnages sociaux – infirmières pin-up – tandis que les rampants traditionnellement ivres s’essayaient à paraître occupés à quelque chose puis en désespoir de cause disparaissaient par les portes d’évacuation. On ne pouvait s’empêcher de lire les mots exécration, punition, écrits avec des coquillages dans les bouquets de fleurs des pelouses. Et puis cette explosion de bombe H infiniment retardée qu’est la chaleur d’une journée sous les tropiques, dans l’angoisse, la dissimulation qui situe cet épisode aux approches de la guerre future. À cette époque je vivais de poisons lents. Dans le quartier du plaisir où on éclaire d’un jet de torche les plaques des rues. Les aviateurs de l’escadrille traînaient dans les bas-fonds de la ville, Çiva aux mille gestes, passés maintenant au travers de toutes les figures de l’acrobatie, du combat. Chacun valait à lui seul une petite guérilla, une civilisation assassinée: cette somme d’exercices qui porte à la perfection la création mystérieuse qu’est un pilote. On nous voyait dans les maisons de fleurs, silencieux, réservés, mal d’aube mêlé aux marchands de plaisirs, aux trafiquants de drogue, nous étions des dagues gainées dans une source immobile. Des parfums obscurs roulaient sur ces figures mortelles sans y arriver. Si nous parlions, il ne s’agissait guère que de proposer à des interlocuteurs du répertoire des moyens inédits de vendre la patrie. Des espions rôdaient autour de nous sans pouvoir nous effleurer, on nous disait invendables, intenables, on assurait que nous étions les acteurs de la « mort arabe » et il faut dire à la vérité qu’aucune des chimères funèbres de l’aventure ne nous épargnait, qu’il était un charme que nul n’osait plus rompre. Le fruit de l’action consommée était dans cette boule de noir pétrie de plaisirs, si fatale que la destinée y mettait un masque, ce monde sur quoi on piquait. Si je pensais à la France, l’ennemi, c’était au souvenir d’une société secrète.
Maintenant j’imagine un vague qui serait le néant dont j’ai conservé la nostalgie. Dans ce cadre plus étroit de mon expérience personnifiée s’évoque une jeune fille avec qui les circonstances m’avaient fait me fiancer. Je ne saurai jamais si je l’ai aimée car elle est morte. Nous avions pris l’habitude de la droguer et nous lui apprenions le catéchisme de la débauche. Je lui dois beaucoup: c’est elle qui me fit comprendre le goût passionné que j’ai de la peur et des femmes, la peur incompréhensible des femmes. Cœur d’aviateur, de sorcier, de chirurgien. Rita résumait tout en dansant. À la voir j’avais l’impression d’avoir en travers de la gorge un glaçon qui coulait sur un abcès. Ces pensées de la mort s’endorment, à l’occasion elles frissonnent.
Rita mourut une fois qu’elle m’avait donné rendez-vous au Funny Home, un bistrot abandonné sur la falaise, pour une séance de baisers-cinéma. On connaissait depuis longtemps tout le programme des caresses, quoique sur ce chapitre Rita eût été en mesure d’ajouter au Kama-Sutra en personne, aussi nous en tenions-nous à une cérémonie succincte d’embrassades aux lèvres fermées. Arrivé en avance, je m’assis sur un banc pour observer la venue de la toute belle. Toujours prêt à tomber amoureux d’elle comme je me savais, toujours incapable d’amour, dans une perpétuelle ignorance des femmes, je voulais encore une fois voir ma fiancée sans être vu. Dans un geste encore plein de panache le jour tenait dans le frisson des palmiers balancés, le plat vertige de la mer scintillante, l’absence énigmatique que dissimulaient ces fleurs, toujours ces fleurs dont jamais je n’ai pu me donner la peine de savoir les noms. Assis sur mon banc bétonné je commençais à me sentir les fesses froides.
Rita paraissait intriguée. Avec elle je me savais toujours tant deviner à moitié ses dispositions que c’en était harassant. Il me semblait vraiment faire le pantin, et j’hésitais à voir l’amour dedans. Sa silhouette parfaite ne dansait plus, elle allait de soi dans la lumière étrange du jour. Sa chevelure rousse eut une ombre sculpturale quand elle entra dans la vieille maison. Je l’entendis marcher. Elle dut essayer d’ouvrir une fenêtre. Et puis cela arriva, dans un grand fracas. Un plafond lui était tombé sur la tête.
La mort est une petite histoire qui ne tient pas de place. Je continuai à me droguer, à fréquenter des drôles. Dans les bas-fonds, spécialement à l’Océan Club, se rencontraient les enfants terribles, les casse-cou, les cœurs brisés, les ratés de l’aventure, les pilotes perdus, les bobby soxers, les chasseurs d’images et autres dérivés de la guerre en préparation. Tout ce petit monde fit un joli enterrement à Rita et puis on parla d’autre chose. Lorsqu’on s’asseyait dans le grill-room, on était presque sûr de voir un espion s’asseoir avec soi. Et puis on se ravisait, ce n’était qu’une connaissance récente venue vous dire bonjour!… Quelle surprise ! La conversation commençait par habitude à rouler sur la question atomique : à quel degré de spécification avérée un savant de Las Vegas commençait-il à donner des renseignements à l’URSS dans le noble but de retarder la guerre ? Et une fois remis on se racontait les derniers potins, tandis que les guirlandes fantomales accrochées au lustre laissaient tomber doucement leurs pétales sur la salle. Puisque la confection d’un livre ressemble à une pièce montée, des littérateurs véreux jetaient leurs derniers feux, des ventilateurs brassaient le silence nocif, les garçons vêtus en négatifs se pressaient avec les allures traditionnelles.
L’escadrille avait été employée à tout : percer des trous dans les sous-marins au fond des mers, voler des trains et faire parler des antennes, nous nous étions promenés en avion sur les routes: tout ce qu’on voit dans les actualités. Aussi méritions-nous bien ce repos prolongé dans le calme qui précède l’orage. Parfois les silhouettes de gendarmes des navires de guerre se montraient en profil sur l’horizon. La nuit venue les absorbait mais les signaux persistaient.
Stanislas Rodanski, La Victoire à l’ombre des ailes, Le Soleil noir, 1975, Christian Bourgois, 1989.