jeudi 12 mars 2015

La quiétude accompagna la suspension du jugement, comme l’ombre le corps

Celui qui croit qu’une chose est belle ou laide par nature ne cesse d’être inquiet. Que vienne à lui manquer ce qu’il croit être un bien, il se figure endurer les pires tourments et se lance à la poursuite de ce qu’il croit être un bien. Le possède-t-il enfin, que déjà le voilà plongé dans de multiples inquiétudes qu’excite en lui une raison sans mesure, et dans la crainte d’un revers de fortune, il fait tout pour que ne lui soit point ravi ce qu’il croit un bienfait. Tandis que celui qui ne se prononce ni sur ce qui est naturellement bon ni sur ce qui est naturellement mauvais ne fuit rien et ne se dépense pas en vaines poursuites. Aussi connaît-il la quiétude.
En somme il est arrivé au sceptique ce qui, dit-on, est arrivé au peintre Apelle. Un jour, peignant un cheval et voulant représenter sur son tableau l’écume du cheval, il y renonça, furieux, et jeta sur sa peinture l’éponge avec laquelle il essuyait ses pinceaux ; ce qui eut pour effet de laisser une trace de couleur imitant l’écume du cheval. Les sceptiques, eux aussi, espéraient atteindre la quiétude en tranchant par le jugement la contradiction entre ce qui nous apparaît et les conceptions de l’esprit, et, n’y parvenant point, ils suspendirent leur jugement. Par bonheur, la quiétude accompagna la suspension du jugement, comme l’ombre le corps. [Sextus Empiricus, Hypotyposes, I]

De même qu’Apelle parvient à réaliser la perfection de l’art en renonçant à l’art, le sceptique parvient à réaliser l’œuvre d’art philosophique, c’est-à-dire la paix de l’âme, en renonçant à la philosophie, entendue comme discours philosophique.

Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Gallimard, 1995.