mercredi 18 mars 2015

Mélabú

Mélabú, l’un des plus beaux mots du hongrois, fait aussi partie des plus nobles.
Sans violence aucune, mais non sans acuité, la première syllabe projette dans l’espace ce que la seconde émousse aussitôt ; cette tension entre acuité et matité éclate alors, telle une bulle irisée, sur la consonne de la troisième syllabe, pour que se creuse, long et profond, un vide sonore en fin de mot.
L’absence invoque l’espace dans ce mot à fin ouverte, et l’absence appelle un gigantesque espace de ses voeux ; le plus vaste des espaces imaginables.
Si la mort était la manifestation concevable de la vie, nous pourrions dire au moins des manifestations de l’univers qu’elles peuvent se vivre et se comprendre. Car, une fois prononcé, le mot table nécessite la place que prend notre table ; cathédrale, l’espace qu’occupe la cathédrale la plus imposante de notre imaginaire ou de notre expérience ; et Dieu, pas davantage que l’homme ne s’en octroie pour lui-même.
Mais quand la tension des forces humaines génère une bulle qui éclate, et qu’un vide, alors, se donne à sentir ; quand nous souhaitons ensuite nommer ce vide surgissant qui, tout à l’heure encore, manifestait sa présence par son absence effective, les mots de notre langue finissent par aspirer à un espace infini, immensurable à l’aune de l’expérience ou de l’imaginaire.
Tout mot y tend. Jamais aucun n’y a accédé.

Péter Nádas, Mélancolie, traduit du hongrois par Marc Martin, Le Bruit du temps, 2015.