dimanche 1 février 2015

Ne me laisse pas seul avec les morts

Comme ils sont beaux les siècles à venir.
Si vous saviez comme j’aurais voulu vivre parmi vous.
Ne me croyez pas si ferme que j’en ai l’air. Je comprendrais, je vous l’assure, je suis fort pressé, sollicité sans relâche par le dehors et le grand espace du futur. Je chercherais.
Si quelque esprit dans ce temps-là peut se mettre en relation avec ce qui restera de moi, qu’il tente l'expérience, il y aura peut-être encore quelque chose à faire avec ma personne. Essayez.
Ne me laissez pas pour mort, parce que les journaux auront annoncé que je n’y suis plus. Je me ferai plus humble que je ne suis maintenant. Il le faudra bien. Je compte sur toi, lecteur, sur toi qui me vas lire, quelque jour, sur toi lectrice. Ne me laisse pas seul avec les morts comme un soldat sur le front qui ne reçoit pas de lettres. Choisis-moi parmi eux, pour ma grande anxiété et pour mon grand désir. Parle-moi alors, je t’en prie, j’y compte.

Henri Michaux, Ecuador, Gallimard, 1929.