lundi 23 août 2010

La mémoire aime chasser dans le noir

La sentinelle debout dans la neige, qui garde un palais illuminé au début d’un roman que Conrad n’écrira jamais ; le neveu de Borges qui confond le propre et le figuré, et voit son oncle en rêve au fond d’une forêt ; le locataire des années vingt qui ne jurait que par Dante, et sous les lambris de l’alphabet gothique installait le lit pliant où le siècle agonise ; Felice qui n’a jamais su quel effet, sur son étrange fiancé, produisaient ses dents en or, fausses et brillantes comme le mariage qu’il refusa deux fois, comme les lumières du salon bourgeois où l’on parlait de la terre promise…

La nuit qui retouche les portraits (qui change les vers en prose et le rêve en fait divers), la nuit à l’œil louche a glissé sous ma porte la photo agrandie des morts : des oiseaux aveuglés par le jour, des épouvantails en costume du dimanche, et derrière un comptoir en bois des îles un Baudelaire à la beauté créole, à la chevelure crantée comme sur une photo de Carjat. Puis tous ceux qu’on montre du doigt quand on ne sait pas leur nom, comme des étoiles mortes ou des cousins par alliance : l’homme au front dégarni, la femme en col de fourrure, l’enfant rêveur dans son manteau d’hiver.

(Dans la chambre noire où la mariée devient veuve, et les garçons d’honneur de drôles de fantômes au bras d’éphémères demoiselles, j’ai vu des têtes préparées pour la mort au milieu de chemises blanches, et la ramure d’un cerf dans le papier à fleurs. Sans meute ni rabatteur, la mémoire aime chasser dans le noir et rapporter des proies vivantes, des massacres ornant les murs de nos chambres et le dessus de nos buffets.) 

 

Gérard Macé, La mémoire aime chasser dans le noir, Gallimard, 1993, repris dans Bois dormant et autres poèmes en prose, Gallimard (collection Poésie), 2002.