dimanche 15 août 2010

Ils cherchent la philosophie d’avant-midi



Celui qui veut serait-ce dans une certaine mesure arriver à la liberté de la raison n’a pas le droit de se sentir sur terre autrement que voyageur, — et non pas pour un périple vers un but final : car il n’y en a point. Mais il se proposera de bien observer et d’avoir les yeux ouverts pour tout ce qui se passe réellement dans le monde ; c’est pourquoi il ne peut attacher son cœur à rien de particulier ; il faut qu’il y ait toujours en lui quelque chose du voyageur qui trouve son plaisir au changement et au passage. Sans doute un pareil homme aura des nuits mauvaises où il sera las, et trouvera fermée la porte de la ville qui devait lui offrir un repos ; peut-être qu’en outre, comme en Orient, le désert s'étendra jusqu’à cette porte, que les bêtes de proie hurleront tantôt loin, tantôt près, qu’un vent violent se lèvera, que des brigands lui raviront ses bêtes de somme. Alors, peut-être l’épouvantable nuit descendra sur lui comme un second désert sur le désert, et son cœur sera-t-il las de voyager. Qu’alors l’aube se lève pour lui, brûlante comme une divinité de colère, que la ville s’ouvre pour lui, il y verra peut-être sur les visages des habitants plus encore de désert, de saleté, de fourberie, d’insécurité que devant les portes — et le jour sera presque pire que la nuit. Ainsi peut-il en advenir parfois au voyageur ; mais ensuite viennent en compensation les matins délicieux d’autres régions et d’autres journées, où il voit dès le point du jour, dans le brouillard des monts, les chœurs des Muses s’avancer en dansant à sa rencontre, puis plus tard, alors que, paisible, dans l’équilibre de l’âme des matinées, il se promène sous les arbres, tomber à ses pieds de leurs cimes et de leurs frondaisons, une foison de choses bonnes et claires, les présents de tous les libres esprits qui sont chez eux dans la montagne, la forêt et la solitude, et qui, tout comme lui, à la leur manière tantôt joyeuse et tantôt réfléchie, sont voyageurs et philosophes. Nés des mystères du matin, ils songent à ce qui peut donner au jour, entre le dixième et le douzième coup de l’horloge, un visage si pur, si pénétré de lumière, si joyeux de clarté, — ils cherchent la philosophie d’avant-midi.

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, tome 1, § 638, Le Voyageur, 1878, traduction de l’allemand par A.-M. Desrousseaux & Henri Albert, revue par Angèle Kremer-Marietti, Librairie générale française, Livre de poche, 1995.