mercredi 27 janvier 2010

Je tiens davantage du poisson asphyxié sur la rive que de quoi que ce soit d’autre


Dora Carrington : Lytton Strachey

[Lytton Strachey à Virginia Woolf]

The Mill House
Tidmarsh
Pangbourne
6 février 1922

Il est triste de te savoir malade, et plus triste encore de savoir que ta guérison dépend des lettres de tes amis. Grand ciel ! Ton cas est désespéré ! Comment peut-on bien t’écrire, j’aimerais savoir ? Assurément, j’en suis incapable. Peut-être Clive le peut-il. J’imagine ses élégants développements. Seulement, s’ils devaient causer ta guérison, je ne te parlerai plus jamais, et dans ce cas est-ce que ça vaut la peine de guérir ? Mieux vaut, de langueur en langueur, glisser dans une tombe qui au moins sera honorable. Mais je pense que tout le monde (sauf Clive) dépérit plus ou moins en ce moment.
Mon état a longtemps été tout à fait déplorable. Je le mettais sur le compte de l’hiver — le supplice des sous-vêtements épais, etc., etc. ; mais bien sûr ce n’est peut-être que la simple dégénérescence du cerveau. En tout cas, quelle que soit la cause, je suis sans yeux, sans dents, sans bite, sans... mais après ce dernier il ne peut plus y avoir d’autre sans, — et dans l’ensemble je tiens davantage du poisson asphyxié sur la rive que de quoi que ce soit d’autre. C’est terrible. J’espère ardemment que le changement arrivera avec les hirondelles (quelle que soit la date), et en attendant, je feins de lire.
[...]
Sais-tu que j’ai rejoint l’Oriental Club ? Il faut que tu viennes y déjeuner avec moi quand les hirondelles seront revenues. Un grand bâtiment hideux — y as-tu déjà été ? — peuplé d’Anglo-Indiens hideux, très vieux et très riches. Quand on atteint soixante-cinq ans avec cinq mille livres de rentes par an, l’on y entre directement. On y est tellement corpulent qu’on peut à peine marcher, et le cerveau de ces messieurs travaille avec une lenteur extraordinaire. Tout à fait l’endroit pour moi maintenant, tu vois. Avec mes yeux vitreux et mes cheveux blancs, c’est presque inaperçu que je m’enfonce profondément dans un fauteuil en cuir avec un exemplaire du Field dans les mains. De l’excellent bordeaux aussi — l’une des meilleures caves de Londres, par Jupiter. Il faut que tu viennes ! Je t’écrirai bientôt, si le cœur t’en dit.
Ton
Lytton

Virginia Woolf & Lytton Strachey, Correspondance, traduit de l’anglais par Lionel Leforestier, éditions Gallimard, Le Promeneur, 2009.