« Trois le matin »
Suivre le cours des choses et achever son œuvre sans même en avoir conscience, tel est, pour moi, le mode de fonctionnement des choses. Tandis que fatiguer son esprit à distinguer les choses une à une sans voir qu’elles sont identiques, c’est ce que j’appelle « trois le matin ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien ceci :
Un éleveur de singes dit un jour à ses pensionnaires en leur distribuant leurs châtaignes : « Désormais, vous en aurez trois le matin et quatre le soir ». Fureur chez les singes. « Bon, alors, fait l’homme, ce sera quatre le matin et trois le soir. » Et les singes de manifester leur contentement.
Bien que rien ne fût changé de la réalité et de sa désignation, l’homme sut provoquer tout à tour la colère et la joie. C’est cela suivre le cours des choses. c’est pourquoi le sage instaure la concorde grâce à un usage judicieux de l’affirmation et de la négation et se laisse porter par le mouvement céleste. Voilà ce qui s’appelle opter pour l’ambivalence.
[Tchouang-Tseu,] Les Œuvres de Maître Tchouang, chapitre II, traduit du chinois par Jean Levi, Paris, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2006.