vendredi 22 août 2008

Omnia habentes, nihil possidentes



Mais l’évolution de la culture place le sujet en dehors d’elle-même, plus positivement encore, par l’informel et l’illimité déjà évoqués plus haut, qui caractérisent l’esprit objectif du fait du nombre illimité de ses producteurs. Chacun peut apporter sa contribution à la réserve des contenus culturels objectivés, sans se soucier le moins du monde des autres contribuants ; cette réserve prend à chaque époque culturelle une coloration précise, et donc de l’intérieur une limite qualitative : la réserve n’a pas raison de ne pas s’accroître à l’infini, de ne pas aligner livre après livre, chef-d’œuvre après chef-d’œuvre, invention après invention ; la forme de l’objectivité en tant que telle possède une capacité illimitée de réalisations. Mais avec cette capacité pour ainsi dire inorganique d’accumulation, elle devient, au plus profond, incommensurable avec la forme de la vie individuelle. Car la capacité de réception de cette dernière n’est pas seulement limitée selon sa force et sa durée, mais également par une certaine unité et relative clôture de sa forme ; c’est pourquoi elle opère un choix, dans un espace déterminé, parmi les contenus qui s’offrent à elle comme moyens de son évolution personnelle. Or, il semblerait que cette incommensurabilité n’ait pas besoin pour l’individu d’entrer dans la pratique, puisqu’il laisse de côté ce que son évolution spécifique ne peut pas assimiler. Mais cela n’est pas si facile. Cette réserve d’esprit objectif, se développant à l’infini, pose des exigences au sujet, éveille des velléités en lui, l’accable du sentiment de sa propre insuffisance et de sa propre impuissance, l’intrique dans des relations d’ensemble, à la totalité desquelles il ne peut se soustraire, même s’il n’est pas capable d’en maîtriser les contenus particuliers. Ainsi naît la situation problématique, si caractéristique de l’homme moderne : ce sentiment d’être entouré d’une multitude d’éléments culturels qui, sans être dépourvus de signification pour lui, ne sont pas non plus, au fond, signifiants ; éléments qui, en masse, ont quelque chose d’accablant, car il ne peut pas les assimiler intérieurement tous en particulier, ni non plus les refuser purement et simplement, parce qu’ils entrent pour ainsi dire potentiellement dans la sphère de son évolution culturelle. Pour caractériser cela, on pourrait retourner mot à mot la formule qui désignait les anciens franciscains dans leur bienheureuse pauvreté, leur absolu détachement de toutes les choses qui voulaient encore détourner l’âme de son droit chemin en l’attirant dans une voie passant par elles-mêmes : nihil habentes, omnia possidentes – au lieu de cela, les êtres humains de cultures riches et encombrées sont : omnia habentes, nihil possidentes.

Georg Simmel, « Le Concept et la tragédie de la culture » (1911), La Tragédie de la culture et autres essais, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, éditions Rivages, 1988.