mercredi 29 décembre 2010

Si vous restez au lit, soyez sûr de le faire sans aucune raison ni justification



Rester au lit serait la plus parfaite et suprême des expériences si seulement nous avions un crayon de couleur assez long pour dessiner au plafond. Nulle part je ne trouvais un espace vraiment dégagé où faire des croquis, jusqu’au jour où, au lit, je conservai la position couchée sur le dos au-delà de la limite convenable. Alors la lumière de ces cieux immaculés envahit ma vision, cette étendue de blanc tout simple qui approche de la définition du paradis puisqu’il signifie aussi pureté et liberté. Mais hélas ! à l’instar du ciel, une fois aperçue, elle s’avère inaccessible, elle paraît plus austère et plus éloignée que le ciel bleu de l’autre côté de la fenêtre. Car ma proposition d’y peindre avec les poils raides d’un balai a été découragée – peu importe par qui ; par une personne privée de tous droits politiques – et même ma petite suggestion de jeter l’autre bout du balai dans l’âtre de la cuisine et d’en faire du fusain n’a pas été acceptée. Je suis pourtant convaincu que l’inspiration première de couvrir les plafonds des palais et des cathédrales d’une profusion d’anges déchus ou de dieux victorieux est venue de personnes dans ma position. Je suis convaincu que si Michel-Ange a compris que le plafond de la chapelle Sixtine pouvait être transformé en une effroyable imitation d’un drame divin qui ne pourrait se jouer qu’aux cieux, c’est uniquement parce qu’il se consacrait à l’antique et honorable occupation consistant à rester au lit.
Le ton qui s’emploie aujourd’hui couramment eu égard à la pratique de rester au lit est hypocrite et malsain. De toutes les manifestations de la modernité qui paraissent impliquer un genre de décadence, il n’en est pas de plus menaçante et dangereuse que l’exaltation des petits points de conduite fort minimes et secondaires aux dépens de points très grands et essentiels, aux dépens des liens éternels et de la tragique moralité humaine. S’il y a une chose pire que le moderne affaiblissement des grands principes de la moralité, c’est le moderne renforcement des petits principes de la moralité. [...]
Au lieu d’être de façon normale considéré comme une question de convenance et d’arrangement personnels, se lever tôt le matin a fini pour beaucoup par relever des fondements de la moralité. Cela fait partie dans l’ensemble de la sagesse des nations ; mais il n’y a rien de bien dans ce comportement ni de mal dans son contraire. [...]
Pour ceux qui étudient le grand art de rester au lit, il convient d’ajouter un énergique avertissement. Même pour ceux qui peuvent accomplir leur travail au lit (comme les journalistes), plus encore pour ceux dont le travail ne peut être accompli au lit (comme par exemple les harponneurs de baleines professionnels), il est évident que ce luxe doit être très rare. Mais là n’est pas l’avertissement auquel je pense. L’avertissement est le suivant : si vous restez au lit, soyez sûr de le faire sans aucune raison ni justification. Je ne parle pas bien entendu des personnes gravement malades. Mais si un homme en bonne santé reste au lit, qu’il le fasse sans un brin d’excuse ; alors il se lèvera en bonne santé. S’il le fait pour quelque raison hygiénique de second ordre, s’il donne une explication scientifique, il risque de se lever hypocondriaque.

Gilbert Keith Chesterton, “On lying in bed” (1909), « Du bonheur de rester au lit », Le Paradoxe ambulant. 59 essais choisis par Alberto Manguel, traduit de l’anglais par Isabelle Reinharez, Actes Sud, 2004.