dimanche 12 décembre 2010

Qu’a-t-il donc, le renard, pour que prononcer son nom nous bouleverse ainsi ?



J’ai rencontré un papillon, il y a longtemps. Je l’ai longtemps perdu de vue, il apparaît peu, je crois que c’est une de ces espèces qui s’éteignent doucement. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais trouvé écrit en littérature. Je l’avais oublié. Il est revenu dans Walter Benjamin. Il est brutalement revenu à la page 25 d’Une enfance berlinoise, les souvenirs en miettes du petit Walter Benjamin devenu vieux. Il chasse les papillons, pendant les vacances, vers Postdam, sur le Brauhausberg qui une forêt, une colline. De cette colline, il écrit que c’est un mont embué d’azur qui se levait l’été pour les recevoir, ses parents et lui. Il dit que le Postdam de son enfance est un air bleu sur lequel les papillons, si variés selon leur espèce, les morios et les vulcains, les vanesses, apparaissent comme une langue étrangère écrite sur les murs bleus de la Jérusalem qu’on voit dans les rêves.

C’est un grand papillon. Il habite les forêts. C’est une rareté. On ne le voit jamais, et tout à coup on ne voit que lui. La première fois, on débouche dans une clairière, on lève les yeux et là-haut il passe d’un vol rapide et puissant, plutôt de grand oiseau que de papillon, déterminé, battant large. Il a un but, ce qui arrive rarement aux papillons. Il marche résolument vers ce but, il y va. Il a vite disparu. On croit qu’on ne le verra plus jamais.
On est un petit garçon dans la forêt, au milieu des années cinquante.
Un jour on le revoit. C’est aussi dans une clairière, mais on marche tête baissée cette fois. Il est posé, on aurait pu marcher dessus. Il n’est pas sur des fleurs, il est là par terre, à même le sous-bois, ouvert et fixe. On sait que c’est lui, on le reconnaît, non pas à ses couleurs qu’on a à peine aperçues quand il était là-haut, mais à son allure catégorique et décidée, à sa résolution, à sa confiance. Il est posé sur la mousse. Il ne se pose pas comme un papillon – tous le font comme des voleurs, des coupables qui veulent passer inaperçus. Non, celui-ci se pose en plein, comme une puissance, comme un roi, et reste là déplié sans bouger, interminablement. On peut lui marcher dessus, il s’en fout, c’est un roi. On voit bien son manteau de velours brun avec une marge crème, des larmes bleues. Il est beau, mais là n’est pas la question. Le petit garçon ne l’admire pas, ne le contemple pas, il n’a pas même envie de le posséder ou de le réduire en miettes. Le petit garçon réfléchit à toute allure. Il cherche le nom de ce papillon. Il ne l’a jamais appris. Il le sait, il doit le savoir, il sait qu’il le sait depuis qu’il est né. La clairière, le bruit des arbres, le lieu-dit le Bois-du-Breuil où a lieu l’action, tout lui demande ce nom. Tout dit : C’est un allié. Il dépose son royaume à tes pieds. Dis son nom.
Le petit garçon ne sait pas.
Plus tard, dans une librairie, il ose acheter un petit livre sur les papillons, dans la rue il le feuillette en tremblant. Il est là avec son manteau brun, sur la page 42 ou 75. Le petit garçon reconnaît bien le manteau, et le nom aussi il le reconnaît en quelque sorte. Adam l’a nommé. Un naturaliste de 1762 l’a nommé, ou a écrit pour la première fois le nom qu’Adam lui avait donné. C’est le morio.
Celui-ci c’est : morio.
L’enfant dit : le morio. Il le dit aux voitures qui passent dans la rue où il tremble devant la page ouverte. Il dit ce nom en revenant à chaque arrêt de l’autobus, et quand l’autobus roule il le dit aussi. À la maison il ne le dit pas à sa grand-mère qui fait cuire la soupe.
Il le dira demain au papillon dans le Bois-du-Breuil. Il ne revoit jamais le papillon.

Il arrive que les petits garçons soient imprudents, ils vendent la mèche, ils disent le nom à n’importe qui, leur grand-mère, l’instituteur, un petit camarade. Celui-ci le répète à un autre, qui le répète à son tour. Chacun le transmet, pour se faire valoir, pour argumenter ou démontrer, pour causer. Ils refont la chaîne de Babel : en passant de l’un à l’autre, à la grand-mère patoisante et sourde, au maître d’école distrait qui a mal compris, aux camarades affabulateurs, le nom se dénature, se déforme, devient méconnaissable, si bien qu’au bout du compte le petit Walter Benjamin, qui habite loin, le reçoit sous la forme : Trauer Mantel. Peu importe : le morio et le Trauer Mantel, c’est le même nom.

C’est dans une autre clairière, vaste celle-ci, un pré isolé dans les bois, que j’ai vu une autre bête indiscutable, mais bien avant l’époque du morio, quand ma mère me tenait encore par la main. Nous avions des moufles, c’était le plein hiver froid, la neige recouvrait le pré. Nous nous promenions dans les bois. Une bête aiguë et rousse passa au galop dans ce pré blanc, un météore. Ma mère dit : « Un renard ». Elle le dit pour elle-même, comme de très loin, mais dans un cri. À travers nos moufles, sa main tremblait d’excitation. La mienne aussi.
Qu’a-t-il donc, le renard, pour que prononcer son nom nous bouleverse ainsi ? Le pré, la forêt, l’hiver, la neige, — l’enfant sent bien qu’ils ont toujours été là avec leur nom, c’est Dieu qui les a nommés. Ça se passait avant nous, avant notre temps, nous n’avons pas à en décider. Le renard, si. Nous en décidons. Quand il passe, il faut dire son nom.

La clairière où Dieu amène Adam pour faire défiler devant lui toutes les bêtes créées, on ne sait pas où c’est. Mais on sait avec certitude que c’est au chapitre deux de la Genèse, dans les versets 19 et 20, quand Adam se met à parler. C’est ce jour où l’homme se sert de sa langue pour la première fois. Jusque-là Dieu seul a nommé, et créé en les nommant, le jour et la nuit, les montagnes, les eaux et les grandes étoiles. Puis il change de technique, Il se tait. L’homme, Il ne le crée pas en le nommant, Il le fabrique muettement avec de la terre, puis, dans la sombre foulée, toujours taciturne, Il fabrique aussi avec de la terre tous les animaux. Tout cela est sans nom. Voilà les versets : « Alors Yahvé Elohim forma du sol toute bête des champs et tout oiseau des cieux, il les amena vers l’homme pour voir comment il les appellerait et pour que tout animal vivant ait pour nom celui dont l’homme l’appellerait. L’homme cria donc le nom de tous les bestiaux, les oiseaux des cieux, tous les animaux des champs. » Tout cela a un nom. Toute cette argile corruptible est nommée comme furent nommés les grands incorruptibles, la nuit, les luminaires. Le Middrach Rabba rapporte, par la bouche de Rabbi Acha, que les anges, ces espèces de luminaires, furent jaloux et dirent : « Cet homme, quelle est sa qualité ? — Sa sagesse est plus grande que la vôtre ! — Le Saint béni soit-Il fit alors défiler le bétail, les bêtes sauvages et les volatiles devant les anges en leur demandant chaque fois : Celui-ci, quel est son nom ? Ils ne surent pas. Il les fit ensuite défiler devant l’homme en lui demandant chaque fois : Celui-ci, quel est son nom ? Et Adam répondit : Celui-ci taureau, celui-là âne, celui-ci cheval, celui-là chameau ».
Celui-ci renard, celui-là morio.
Dieu ne dit rien. Il est tacitement d’accord.

Moscou, le 1er février 1928. C’est le soir, la neige, la nuit. Il quitte la ville. Il a été berné sur toute la ligne. Tout fout le camp, les femmes, le marxisme-léninisme, le messie en panne, Goethe et Baudelaire qui sont des bavards. La pensée est un leurre, c’est un inextricable bavardage qui tombe du ciel comme tombe une pierre. Tout fout le camp : Marx et les anges, le tigre et la carpe, les murs de Jéricho et ceux du Palais d’Hiver, on ne peut plus les faire tenir ensemble, ils sont en morceaux éparpillés sur la neige. On est un bavard, la dialectique est un propos d’almanach pour tirer à la ligne, relancer la chaîne de Babel, on doit se taire. Asja, qu’il aime et n’a pas touchée pendant deux mois, qui l’a fait lanterner et la servir comme un chien, Asja a daigné venir pour l’adieu, elle est soulagée de s’en débarrasser. Elle a appelé un traîneau par téléphone, Benjamin monte dans le traîneau. Le traîneau glisse. Asja reste là sur le trottoir et fait des signes. « J’ai répondu, depuis le traîneau, par des signes. D’abord, elle a semblé marcher en se retournant, puis je ne l’ai plus vue. Avec la grande valise sur mes genoux, je suis allé en pleurant, par les rues crépusculaires, à la gare ». Ainsi s’achève le Journal de Moscou.
On peut imaginer qu’à la gare, il est très en avance. Le train est déjà là cependant, il est vide. Il y monte. La pénible valise avec ses bouquins, sa dialectique de plomb, est hissée à côté de lui, c’est déjà ça. Il est sur le banc de bois, glacé, tout occupé du petit brasier de ses larmes. Il a ôté ses lunettes pour pleurer. Il est plié, la tête et les épaules effondrées, rien ne pourra le redresser. Il est esclave en Égypte. Ce banc de bois vide devant lui, c’est son malheur. Ces halos jaunes des lampadaires sur le quai vide, c’est son malheur. Ces petites formes sombres qui s’agitent par à-coups sur le quai vide, qui sautent et s’ébrouent dans la neige, qu’il voit mal, ce ne peut être que son malheur aussi. Il remet ses lunettes. Il regarde résolument les figures qui marchent dans la trouée jaune du lampadaire. Il ne pleure plus. Il dit : des corneilles. Des corneilles mantelées. Krähe, Nebel Krähe. En tchèque, c’est kavka. Il est dans la clairière du premier langage. Il se redresse. Il est un fils d’Adam. Il peut recommencer, il va recommencer — la philosophie allemande, Goethe, le Messie.

Pierre Michon, Trois noms de bêtes pour W.B., La Quinzaine littéraire n° 865, 16 novembre 2003.