L’acéphale est un mauvais courtisan
L’une de ces légendes, qui mérite ma crédulité le temps d’un pas de danse, fait déambuler des hommes sans tête sur les plages des îles récemment découvertes, ces îles de derrière l’horizon où les franciscains d’Olivier Maillard vont dessiner les plans de leurs futures églises. Il existerait là-bas de ces créatures acéphales, aux épaules droites, avec l’air renfrogné des hommes trapus : je rêve de parcourir à mon tour les plages de sable fin et d’or, bon pour les sabliers, je rêve de côtoyer une saison entière les créatures au buste raccourci, dont la tête ne grelotte pas au bout d’une tige. Ni pour eux ni pour moi l’acéphalie n’est une infirmité, puisqu’elle n’empêche pas la marche, elle n’entrave pas les gestes, elle ne prive l’homme ni de ses deux bras ni de ses deux mains et, à la suite d’arrangements commodes, n’occasionne ni surdité, ni cécité. L’acéphalie aurait pour seul désagrément, passant parfois pour avantage, d’interdire le visage, et tout le jeu d’expression qui l’accompagne : de fait, l’homme sans tête se prive des manœuvres en usage à la saison des amours ou pendant les conciles, il ne peut s’inquiéter ni de sa perruque, ni de ses moustaches, confondues alors avec les poils que nous avons sur le ventre. L’acéphale est un mauvais courtisan, s’il est incapable de cette gymnastique propre aux gens de palais, incapable de maîtriser à même la poitrine l’art du sourire ou du dédain, sans lequel il n’y a non seulement pas de politique, mais pour ainsi dire pas de langage. On ne verra pas d’acéphales dans les cours, celles où, en ce moment même, défilent des découvreurs, des cartographes, des prélats, des projets pour le monde nouveau, des propriétaires conscients de ce que clôture veut dire. On ne les verra pas hanter les antichambres, dans le rôle du confident, car il est inimaginable de voir une reine catholique se pencher sur le ventre de l’un de ces monstres afin de partager un secret d’État. S’ils fréquentent les palais, ces acéphales joueront avec beaucoup de compétence le rôle de laquais, ou d’huissier, et on aura l’air de parler devant eux en toute liberté, aussi facilement que devant un buste de bronze. En revanche, l’acéphale échappe aux juges, car ils ne peuvent mettre aucun visage sur le criminel, ni exiger qu’on le décapite ; pour toutes ces raisons, l’acéphale m’est plutôt sympathique ; j’ignore seulement si ce genre d’amitié pourrait être réciproque.
Pierre Senges, La Réfutation majeure, éditions Verticales, 2004.