mardi 16 mars 2010

La mémoire n’est pas tant l’instrument de l’exploration du passé que son théâtre



La langue a signalé sans malentendu possible que la mémoire n’est pas tant l’instrument de l’exploration du passé que son théâtre. Elle est le médium du vécu comme le Royaume terrestre est le médium où sont ensevelies les villes mortes. Qui cherche à s’approcher de son propre passé enseveli doit se comporter comme un homme qui creuse. Cela détermine le ton, l’allure des souvenirs authentiques. Il ne doit pas craindre de revenir toujours à un seul et même état de fait ; le pelleter comme de la terre, le retourner comme le Royaume terrestre. Car des états de fait ne sont que des gisements, des stratifications qui, au prix seulement de l’exploration la plus méticuleuse, révèlent ce qui fait les vraies valeurs cachées à l’intérieur de la terre : les images arrachées à leur ancien contexte se présentent comme des joyaux dans les salles austères de notre discernement tardif – comme des vestiges ou des torses dans la galerie du collectionneur. Et il faut certes un plan pour entreprendre des fouilles avec succès. Mais le coup de bêche précautionneux tâtonnant dans l’obscur Royaume terrestre est tout aussi indispensable, et il se frustre de la meilleure part, celui qui consigne seulement l’inventaire de ses découvertes et non cette chance obscure attachée au lieu même de la découverte. La vaine recherche y a sa part tout autant que la recherche chanceuse et le souvenir ne doit donc pas procéder par récit et encore bien moins par compte rendu mais tenter de manière épique et rhapsodique, au sens le plus strict, de porter toujours ailleurs ses coups de bêche, en prospectant là où il est déjà passé, des couches de plus en plus profondes.

Walter Benjamin, Berliner Chronik (1932), Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1970, Chronique berlinoise, traduit de l’allemand par Christophe Jouanlanne & Jean-François Poirier, Écrits autobiographiques, Paris : Christian Bourgois, 1990.