vendredi 2 octobre 2009

Je disais que je m’éveillais, et j’entrais dans un autre songe



Quand je considère ma vie passée, je trouve que mes fautes, non pas celles-là que (chose étrange) je me reprochais en les faisant, mais celles que je me suis reprochées seulement après coup, avaient eu leur origine dans des erreurs qui en un sens avaient été des fautes aussi, et que je corrigeais, si je les corrigeais, tantôt par des vérités tardives, tantôt par d’autres erreurs que je reconnaissais dans la suite être pires quelquefois : le tout, je dois en convenir, un peu au gré de la fortune. Un peu, dis-je ? Tellement à vrai dire, qu’examinant aujourd’hui la trame diverse de mes pensées, si étroitement liées à mes impressions, mes impressions nécessairement subordonnées aux circonstances, et les circonstances à tant d’égards indépendantes de moi, je me vois pris de la crainte de donner trop aux sentiments de mes torts ; et dans mon embarras d’apprécier comme il faut ma force et ma faiblesse, je serais tenté d’employer à me justifier ma propre incertitude sur l’une et sur l’autre. Mais un instinct, un invincible instinct en moi s’y oppose, et m’oblige à croire que sur un très grand nombre d’occasions, dont il me laisse à la rigueur excepter chacune, si je veux, successivement, il y en a eu beaucoup, il y en a eu plusieurs où mon effort pour parvenir à la vérité a été moindre et moins bien dirigé qu’il ne pouvait être.
Dût cet instinct me tromper lui-même, encore mon erreur serait-elle de toutes la plus noble et, tout considéré, la moins dangereuse. Supposé donc qu’il ne me trompe pas, je comprends alors, quoique d’une manière confuse, comment, lorsque des réflexions nouvelles, nées en moi à la faveur des nouvelles conjonctures, m’apportaient une connaissance qui rectifiait mes jugements antérieurs, plus cette vérité était simple et imposante, plus il m’eût été aisé de l’acquérir auparavant et de susciter de moi-même les réflexions dont elle était le fruit. Souvent même j’avais assemblé des idées et dit : Cela est. Mais la portée de mes paroles me dépassait, et puisque je ne savais pas que je savais, en effet je ne savais pas : aussi bien n’avais-je point tenu compte de cette connaissance dans mes actions ; et c’est en vain que plus impartial dans mes jugements sur autrui, je m’étais éclairé sans peine de la vue de ses torts : j’avais perdu cette lumière au moment de m’en donner de semblables ; et il se trouvait que j’avais été sévère à son égard, longtemps avant d’être juste envers moi qui n’avais pas profité de son exemple.
J’ai donc, non seulement (chose affreuse) fait mentir ma conscience en faisant le mal, et il faut bien plier sa fierté jusqu’à ces aveux sous peine d’avoir à transformer ses remords en applaudissements ou, ce qui fait trembler, sous peine de n’en point avoir, mais je me suis maintes fois trompé, alors que j’aurais pu ne me tromper pas. Je me suis laisse prendre à des apparences. Quelquefois j’ai fait plus : je me suis trompé presque sciemment, ayant à cela une sorte d’intérêt sans doute, mais un intérêt bien autrement sérieux et durable à ne le pas faire ; et j’ai été mon flatteur et mon complice, au lieu d’être mon conseiller attentif et intègre. J’ai laissé oisive, en moi, une puissance qu’il ne tenait qu’à moi d’exercer pour mon avantage. J’allais, entraîné, quelquefois m’entraînant, satisfait de consacrer par une approbation superflue ce qu’avait décidé de moi, sinon la volonté des hommes, au moins le concours des événements. Quelquefois j’ai pris l’alarme et j’ai cru m’éveiller : je disais que je m’éveillais, et j’entrais dans un autre songe.

Jules Lequier, Comment chercher, comment trouver une première vérité ?, 1865, éditions Allia, 2009.