dimanche 11 octobre 2009

Faute de chants d’oiseaux, je chantais moi-même un air d’opéra



J’attachais des patins à glace à une institutrice, je me mis au garde-à-vous devant un surveillant qui me réprimandait. Dans le cahier de permanence, il déclara une histoire de brigands. Une jeune fille à qui je le dis déclara que c’était une fort bonne place pour cette histoire. Et puis je goûtai du vin nouveau de Douanne, et j’allai voir au théâtre municipal une pièce pleine d’esprit. Cette petit salle était immensément jolie. On contempla une gare neuve et l’on tapota le menton d’une serveuse du buffet. Lorsqu’on est de belle humeur, on se comporte volontiers en homme du monde.

[...] Une autre fois, j’allais au théâtre et j’y fus si familièrement traité par la dame du vestiaire que j’eus l’impression d’être son mari. Si j’avais été sincère, j’aurais dû dès lors prendre en charge cette femme que pourtant je ne connaissais pas. Sa manière d’être me liait à elle. Embrasé comme une bûche, je descendis jusqu’à la rampe et examinais les pieds de ma voisine. On laisse passer sans en profiter d’innombrables occasions de lier connaissance, d’établir un rapport entre soi et autrui, de partager gaieté et vision des choses.

[...] Une somnolence indescriptible envahissait mon être inextricable. Il aurait fallu que je prisse un balai pour me pousser vers l’avant sur le sol ; j’étais dans la poussière et ne me poussais pas d’un pouce, tout en regardant avec amour le bleu velouté du ciel. Mes considérations étaient extrêmement lentes. « Comme c’est difficile d’être sage », me chuchotais-je sur un ton ému dans l’oreille, dans ma petite oreille. Je prends des gants avec moi-même, mais je trouve que cela convient. Parler de moi avec le respect nécessaire, cela me paraît être un devoir. Faute de chants d’oiseaux, je chantais moi-même un air d’opéra ; et je fus énormément satisfait de ma performance.

Robert Walser, « Une gifle, et autres », Die Rose, 1925, La Rose, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, 1987.