dimanche 24 juin 2007

Souliers, on reste, pantoufles, on sort


Photo : Nacho Lopez


Dieu, c’est l’originaire, ou l’ensemble de toute possibilité. Le possible ne se réalise que dans le dérivé, dans la fatigue, tandis qu’on est épuisé avant de naître, avant de se réaliser ou de réaliser quoi que ce soit (« j’ai renoncé avant de naître »). Quand on réalise du possible, c’est en fonction de certains buts, projets et préférences : je mets des chaussures pour sortir et des pantoufles pour rester. Quand je parle, quand je dis par exemple « il fait jour », l’interlocuteur répond « c’est possible… », parce qu’il attend de savoir à quoi je prétends faire servir le jour : je vais sortir parce qu’il fait jour… Le langage énonce le possible, mais en l’apprêtant à une réalisation. Et sans doute je peux me servir du jour pour rester chez moi à la faveur d’un autre possible (« il fait nuit »). Mais toujours la réalisation du possible procède par exclusion, parce qu’elle suppose des préférences et buts qui varient, remplaçant toujours les précédents. Ce sont ces variations, ces substitutions, toutes ces disjonctions exclusions (la nuit-le jour, sortir-entrer…) qui fatiguent à la longue.
Tout autre est l’épuisement : on combine l’ensemble des variables d’une situation, à condition de renoncer à tout ordre de préférence et à toute organisation de but, à toute signification. Ce n’est plus pour sortir ni pour rester, et l’on ne se sert plus des jours et des nuits. On ne réalise plus, bien qu’on accomplisse. Souliers, on reste, pantoufles, on sort. On ne tombe pourtant pas dans l’indifférencié, ou dans la fameuse unité des contradictoires, et l’on n’est pas passif : on s’active, mais à rien. On était fatigué de quelque chose, mais épuisé, de rien. Les disjonctions subsistent, et même la distinction des termes est de plus en plus crue, mais les termes disjoints s'affirment dans leur distance indécomposable, puisqu'ils ne servent à rien sauf à permuter. D’un événement, il suffit largement de dire qu’il est possible, puisqu’il n’arrive pas sans se confondre avec rien et abolir le réel auquel il prétend. Il n’y a d’existence que possible. Il fait nuit, il ne fait pas nuit ; il pleut, il ne pleut pas. « Oui, j’ai été mon père et j’ai été mon fils ». La disjonction est devenue incluse, tout se divise, mais en soi-même, et Dieu, l’ensemble du possible, se confond avec Rien, dont chaque chose est une modification.

Gilles Deleuze, L’Epuisé, dans Samuel Beckett, Quad et Trio du Fantôme, … que nuages…, Nacht und Träume, éditions de Minuit, 1992.