samedi 31 mars 2007

En régime capitaliste toute liberté aboutit finalement à l’obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance


Photographie : Olivier Delahaye.

De bien des façons [Sade] s’est montré le plus clairvoyant, et certainement le plus troublant, des prophètes de l’individualisme révolutionnaire en proclamant que la satisfaction illimitée de tous les appétits était l’aboutissement logique de la révolution dans les rapports de propriété, la seule manière d’atteindre la fraternité révolutionnaire dans sa forme la plus pure. En régressant dans ses écrits, jusqu’au niveau le plus primitif du fantasme, [il] est parvenu, d’une manière étrange, à entrevoir l’ensemble du développement ultérieur de la vie personnelle en régime capitaliste, qui s’achève non sur la fraternité révolutionnaire, mais sur une société confraternelle qui a survécu à ses origines révolutionnaires et les répudie.
Sade imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n’importe qui ; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d’échange. Elle incorporait légalement et poussait jusqu’à une surprenante et nouvelle conclusion la découverte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes les relations sociale aux lois du marché avaient balayé les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apaisantes qui masquaient celle-ci. Dans l’état d’anarchie qui en résultait, le plaisir devenait la seule activité vitale, comme Sade fut le premier à le comprendre – un plaisir qui se confond avec le viol, le meurtre et l’agression sans freins. Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n’importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu’il fût. En effet, comment condamner le crime ou la cruauté, sinon à partir de normes ou de critères qui trouvent leurs origines dans la religion, la compassion ou dans une conception de la raison qui rejette des pratiques purement instrumentales ? Or, aucune de ces formes de pensée ou de sentiment n’a de place logique dans une société fondée sur la production de marchandises. Dans sa misogynie, Sade perçut que l’émancipation bourgeoise, portée à sa conclusion logique, serait amenée à détruire le culte sentimental de la femme et de la famille, culte poussé jusqu’à l’extrême par cette même bourgeoisie.
L’auteur de La Philosophie dans le boudoir comprit également que la condamnation de la vénération de la femme devait s’accompagner d’une défense des droits sexuels de celle-ci – le droit de disposer de son propre corps, comme le diraient aujourd’hui les féministes. […] Il avait perçu, plus clairement que les féministes, qu’en régime capitaliste toute liberté aboutissait finalement au même point : l’obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance. Sans violer sa propre logique, Sade pouvait ainsi tout à la fois réclamer le droit pour les femmes de satisfaire complètement leurs désirs, et jouir de toutes les parties de leur corps, et déclarer catégoriquement que « toutes les femmes doivent se soumettre à notre plaisir ». […] Ce n’est pas seulement dans la pensée de Sade mais dans l’histoire à venir – si exactement préfigurée dans l’excès même, la folie et l’infantilisme de ses idées – que la défense de la sphère privée aboutit à sa négation la plus poussée, que la glorification de l’individu conduit à son annihilation.

Christopher Lasch, La Culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances (1979), traduit de l’américain par Michel L. Landa, Robert Laffont, 1981, Climats, 2000.