lundi 26 février 2007

Je fous tout ce qui me plaît par la fenêtre



C’est d’abord les lettres de deux fillettes ulcérées qui s’écrivent des bouts du monde. Elles sont, sans jamais se voir, entrées en rapport par des journaux d’enfants mal censurés où se communiquent des adresses incendiaires. C’est un langage chiffré auquel personne – ni surtout les rédacteurs qui l’ont inventé – ne comprend rien. Elles jettent ainsi les bases, sans qu’on s’en doute, d’une entraide féminine précoce puissante, apte à lutter contre l’isolement où la belle éducation, que la richesse ou un excès de race implique, confine la malheureuse enfance. L’une donc écrit : « Jamais, je vous l’assure, vous n’épouserez cet homme vers qui des millénaires mais injustes coutumes polythéistes vous conduisent comme une victime. J’ai rêvé ce matin, mon chocolat dans le ventre – car je dors après m’être réveillée –que j’aurai le moyen d’empêcher ce crime. C’est affreux ces perspectives pour une enfant du nôtre et de votre âge. Je vous conjure d’être calme. Dans nos contrées on frémirait. » L’autre répond : « L’aileron sublime de notre déesse mansuète s’incline vers les résolutions qu’insinue votre lettre. Comptez sur mon entraide féminine solide. Je mange peu ou à peine. » L’autre répondit : « I am very enchanting of your mystical so lovely letter. Je fous tout ce qui me plaît par la fenêtre. » Ceci et du nôtre et de tous les siècles. Le rédacteur auteur de ce langage qu’il a oublié – il a bien d’autres phoques à fouetter – fume un vieux cigare beige-belge suavement craquant comme un dirigeable et encaisse simplement les appointements.


Charles-Albert Cingria, Hippolyte Hippocampe, dans Bois sec bois vert, Gallimard, 1948.

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