Les véritables chaînes sont celles de nos affects et de nos désirs
sa vie passionnelle s’impose à l’homme et il y est enchaîné, pour le meilleur et pour le pire, au hasard des rencontres réjouissantes ou attristantes dont lui manque toujours le fin mot, c’est-à-dire la compréhension par les causes réelles. Bien sûr, Spinoza écrit une Éthique, et trace une trajectoire de libération — qu’il ne revient, au demeurant, à aucune résolution dérisoire d’emprunter. Mais peu nombreux sont les émancipés — en a-t-on seulement jamais rencontré un ? Pour le lot commun, le titre de la quatrième partie de l’Éthique annonce la couleur sans ambiguïté : De la servitude humaine, ou de la force des affects. Et la première phrase de sa préface de même : « J’appelle Servitude l’impuissance humaine à diriger et à réprimer les affects ; soumis aux affects, en effet, l’homme ne relève pas de lui-même mais de la fortune... » L’ordre fortuit des rencontres et des lois de la vie affective au travers desquelles ces rencontres (affections) produisent leurs effets font de l’homme un automate passionnel. Évidemment, toute la pensée individualiste-subjectiviste, construite autour de l’idée de la volonté libre comme contrôle souverain de soi, projette en bloc et avec la dernière énergie ce verdict d’hétéronomie radicale. c’est bien ce rejet qui s’exprime, par anticipation chez La Boétie, par quasi-incorporation chez les contemporains, dans l’idée de « servitude volontaire » puisque, hors la contrainte dure de la soumission physique, on ne saurait se laisser attaché qu’en l’ayant peu ou prou « voulu » — et quelque mystérieux que soit voué à demeurer ce vouloir. Contre cette insoluble aporie, Spinoza propose un tout autre mécanisme de l’aliénation : les véritables chaînes sont celles de nos affects et de nos désirs. La servitude volontaire n’existe pas. Il n’y a que la servitude passionnelle. Mais elle est universelle.
Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, éditions La Fabrique, 2010.