dimanche 20 juin 2010

On descend le cours des choses, on ne le remonte jamais


Photo : Angelle

Les permanences, Merleau-Ponty ne les détestait pas. Mieux : il aimait le retour enfantin des saisons et des cérémonies. Mais, par cette raison même, regrettant sans espoir son enfance, il savait qu’elle ne reviendrait pas ; si l’adulte pouvait être visité, dans le monde des adultes, par la grâce des premières années, ce serait trop beau, la vie serait ronde comme la terre. Merleau, exilé, avait senti de bonne heure ce que je ne pouvais que savoir : on ne revient pas en arrière, on ne reprend pas son coup, la douce contingence natale se change en destin par son irréversibilité. Je n’ignorais pas qu’on descend le cours des choses et qu’on ne le remonte jamais : mais j’ai nourri longtemps l’illusion de valoir chaque jour un peu plus, pigeonné par le mythe bourgeois du progrès. Progrès : accumulation des capitaux et des vertus ; on garde tout. Bref, j’approchais de l’excellence, c’était le masque de la mort, aujourd’hui nue. Il s’en éloignait : né pour mourir, rien ne pouvait lui rendre l’immortalité du premier âge ; telle fut son expérience originale de l’événement.
Au milieu du siècle dernier, il eut vécu le temps à rebours, vainement, comme fit Baudelaire après la « fêlure » : fini l’âge d’or, il n’y a de place que pour la dégradation. Le mérite de Merleau, c’est d’avoir évité ce mythe réactionnaire : dégradation tant qu’on veut mais elle est nôtre, nous ne pouvons la subir sans la faire, cela veut dire : sans produire l’homme et ses œuvres à travers elle. L’événement fond sur nous comme un voleur, nous jette dans le fossé ou nous perche sur un mur, nous n’y avons vu que du feu. À peine s’est-il enfui, pourtant, avec sa casserole à la queue, nous voilà si profondément changés que nous ne comprenons même plus comment nous avons pu aimer, agir, vivre auparavant.

Jean-Paul Sartre, « Merleau-Ponty vivant », Les Temps modernes, octobre 1961.