« Maintenant, je me vois derrière moi »
JLG : Quand on s’est rencontrés pour la première fois, à Nanterre, on n’avait pas de point commun, mais on a vécu des situations communes. On ne s’est pas éloignés, parce qu’il y a un côté fraternel, bien que nous soyons aux antipodes. Quand je pense que tu as annoncé que tu feras une grande fête quand tu auras 68 ans !
DCB : Parce que je serai enfin un soixante-huitard ! Il faut que tu viennes.
JLG : J’ai jamais été dans une boîte de nuit de ma vie.
DCB : Mais ça ne sera pas ça ! D’abord on montrera des films...
JLG : Et après ta fête, tu feras quoi, des conférences ?
DCB : J’aurai des contrats avec L’Équipe : il y aura suffisamment d’événements sportifs à couvrir de manière intelligente, on ira ensemble au Brésil pour la Coupe du monde, tu viendras avec ta caméra, et on proposera ça à Arte.
JLG : Non, c’est des coups, tout ça, et je ne veux plus être dans le coup. Je l’ai été trop souvent, et à mon détriment. Chardin disait à la fin de sa vie : la peinture est une île dont je me rapproche peu à peu, pour l’instant je la vois très floue. Moi, je ferai toujours de la peinture à ma façon. Que ce soit avec un crayon caméra ou trois photos.
Patrick Swirc pour Télérama
JLG : Levinas n’a jamais dû se regarder dans un miroir, c’est peut-être pour cela qu’il a dit qu’on ne peut pas tuer quand on voit le visage de l’autre. Moi, quand je me regarde dans un miroir, depuis quelques années, je me dis : ce n’est pas moi, c’est un autre. Maintenant, je me vois derrière moi. Mais je suis obligé de convenir que les autres me voient comme ça. La plupart des gens pensent : « Je suis moi et lui est lui. » Il y a peu de chance qu’on s’entende, sinon en superficiel ; après tout, pourquoi pas, si ça marche le superficiel, mais il ne faut pas que les gens se plaignent.
DCB : Ça revient souvent, chez toi. Les gens sont responsables de ce qui est. Ils n’ont pas le droit de se plaindre.
JLG : Ils ont le courage de vivre leur vie, mais ils n’ont pas le courage de l’imaginer.
DCB : Et toi, tu as le courage de l’imaginer mais pas de la vivre...
JLG : Hélas, je ne fais que trop l’imaginer.
Jean-Luc Godard & Daniel Cohn-Bendit : l'entretien, Télérama, n° 3148, 15-21 mai 2010.