mardi 11 décembre 2007

La meilleure des polices


Det Kongelige Bibliotek, Copenhague, ms. GKS 1633 4° (XVe s.).

Les apologistes du travail
. – Dans la glorifications du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir – qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi, une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’« individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum !

Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, § 173, traduit de l’allemand par Julien Hervier, Gallimard, 1970.