samedi 21 octobre 2023

Le samedi est terrible, le dimanche terrifiant, le lundi apporte le soulagement

 

 

Les samedis après-midi, je les ai toujours ressentis comme un temps très dangereux pour tout le monde ; le mécontentement de soi-même et de tout en général et en particulier, la conscience soudain d’être, sa vie durant, effectivement exploité et absurdement au monde produisaient cet état d’esprit auquel la plupart s’abandonnaient, dans lequel ils se plongeaient à une profondeur effrayante. La plupart des hommes sont habitués à leur travail, leur occupation, à quelque occupation, quelque travail réguliers, si ce travail, cette occupation s’arrêtent ils perdent instantanément leur contenu et leur conscience et ne sont plus autre chose qu’un état de désespoir morbide. Il en est de l’individu comme de la plupart des gens. Ils pensent qu’ils se régénèrent mais en réalité c’est un vide dans lequel ils deviennent à moitié fous. Aussi les samedis après-midi, tous en arrivent aux idées les plus folles et tout se termine toujours d’une façon peu satisfaisante. Ils commencent à déplacer les armoires et les commodes, les tables, les fauteuils et leurs propres lits, ils brossent leurs habits sur les balcons, ils cirent leurs chaussures comme s’ils étaient pris de démence. Les femmes montent sur les banquettes au-dessous des fenêtres et les hommes descendent à la cave et y soulèvent des tourbillons de poussière avec leurs balais de paille de riz, des familles entières croient être obligées de faire des rangements, se précipitent sur le contenu de leur habitation, le dérangent et au bout de cette occupation elles en ont elles-mêmes l’esprit dérangé. Ou bien les gens se couchent et s’occupent de leurs infirmités, s’évadent et s’envolent dans leurs maladies qui sont des maladies permanentes qu’ils se rappellent les samedis après-midi, quand le travail a pris fin. Les médecins connaissent cela : les samedis après-midi, on requiert leurs services comme à aucun autre moment. Quand le travail s’arrête, les maladies commencent, brusquement les douleurs sont là, le fameux mal de tête du samedi, les battements de cœur du samedi après-midi, les défaillances subites, les accès de fureur. Toute la semaine le travail et même une simple occupation jugulent, apaisent les maladies, le samedi après-midi elles se font sentir et l’être humain perd aussitôt son équilibre. Lorsque celui qui a cessé de travailler à midi a simplement conscience, peu après, de sa situation effective qui, dans tous les cas, peu importe qui il est, peu importe ce qu’il est, peu importe où il est, n’est jamais qu’une situation sans espoir, il doit nécessairement se dire qu’il n’est rien d’autre qu’un être malheureux même s’il prétend le contraire. Les quelques favorisés que le samedi ne bouleverse pas ne font que confirmer la règle. Au fond, le samedi est un jour redouté, encore bien plus redouté que le dimanche : le samedi en effet, chacun sait que le dimanche va arriver et le dimanche est le jour le plus terrible mais après le dimanche vient le lundi et le lundi est jour de travail, ce qui fait supporter le dimanche. Le samedi est terrible, le dimanche terrifiant, le lundi apporte le soulagement. Tout le reste est une affirmation stupide et malveillante. Le samedi, l’orage se prépare, le dimanche il éclate, le lundi, le calme est revenu. L’homme n’aime pas la liberté, tout le reste est mensonge, il ne sait rien faire de la liberté. À peine est-il libre qu’il s’occupe à ouvrir les commodes pleines de vêtements et de linge, à ranger de vieux papiers, il cherche des photographies, des documents, des lettres, il va au jardin bêcher, court sans absolument aucune signification, ni aucun but dans une direction quelconque, peu importe le temps qu’il fait, et appelle cela une promenade. Là où il y a des enfants, on leur fait prendre part à l’occupation bien connue de tuer le temps, on les excite, on leur donne des raclées, on les gifle pour qu’ils fassent naître le chaos qui, en vérité, est le salut. Qu’y a-t-il, d’autre part, de plus terrible qu’une promenade de samedi après-midi, une visite à des parents ou à des personnes de connaissance, où l’on satisfait sa curiosité et l’on détruit les relations avec sa parenté ou les gens de sa connaissance ? Si les gens lisent, ils subissent en réalité le tourment d’une peine qu’ils se sont eux-mêmes infligée et rien n’est plus ridicule que le sport, cet alibi préféré entre tous pour justifier l’absence complète de signification de l’individu. Le week-end est un coup mortel assené à tout individu et la mort de toute famille. Le samedi, après la fin du travail, l’individu, donc chacun, avec une soudaineté brutale se trouve complètement seul car en vérité et en réalité seul leur travail fait vivre les hommes ensemble toute leur vie, en vérité et en réalité ils ne possèdent que leur emploi, rien d’autre. 

 

Thomas Bernhard, Der Keller - Eine Entziehung, 1976 ; La Cave. Un retrait, traduit de l’allemand par Albert Kohn, Gallimard, 1982.

mercredi 20 septembre 2023

Pas de mots

Trött på alla som kommer med ord, ord men inget språk
for jag till den snötäckta ön.
Det vilda har inga ord.
De oskrivna sidorna breder ut sig åt alla håll!
Jag stöter på spåren av rådjursklövar i snön.
Språk men inga ord. 

 

Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots mais pas de langage,
je partis pour l’île recouverte de neige.
La vie sauvage n’a pas de mots.
Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens !
Je tombe sur les traces de pattes d’un cerf dans la neige.
Un langage mais pas de mots.
 

Tomas Tranströmer, « Från mars -79 », Det vilda torget, Stockholm : Bonniers förlag, 1983 ; traduction suédoise [modifiée] de Jacques Outin, « En mars ’79 », La place sauvage, dans Baltiques. Œuvres complètes 1954-2004, Éditions Le Castor astral, 1996, 2004, Éditions Gallimard, 2004.


mercredi 13 septembre 2023

L’heure de Zarathoustra


Quand midi approche, les ombres ne sont encore que des bords noirs, nets, au pied des choses, prêtes à se retirer sans bruit, à l’improviste, dans leur terrier, dans leur mystère. Alors est venue, dans sa plénitude concise, ramassée, l’heure de Zarathoustra, du penseur au « midi de la vie », au « jardin de l’été ». Car c’est la connaissance qui dessine le contour des choses avec le plus de rigueur, comme le fait le soleil au plus haut de sa trajectoire.

 

Walter Benjamin, ”Kurze Schatten“Neue Schweizer Rundschau, 1929 ; traduit de l’allemand par Nicole Casanova, « Brèves ombres », dans Critique de la violence et autres essais, Éditions Payot, 2012.

lundi 3 juillet 2023

Je sais nager comme les autres

Je sais nager comme les autres, c’est seulement que j’ai une meilleure mémoire que les autres, je n’ai pas oublié les temps où je ne savais pas nager. Mais comme je ne les ai pas oubliés, il ne me sert à rien de savoir nager et en fin de compte je ne sais pas nager.

 

Franz Kafka, [Liasse de 1920], août-septembre 1920, dans Œuvres complètes I, Nouvelles et récits, édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2018.

dimanche 25 juin 2023

Le riz n’est pas encore cuit

Un lettré chinois reçoit un jour d’un Immortel le don d’un oreiller magique. Il venait de mettre à cuire une marmite de riz. Il pose sa tête sur le coussin et s’endort. Il rêve pendant des années, il rêve qu’il voyage, est amoureux, devient ministre de l’Empereur, se marie, a dix enfants, accumule le savoir, les expériences et la sagesse. Quand il se réveille, il est blanchi, chenu, très vieux, approche des cent années. Il se lève, va goûter le riz, qui n’est pas encore cuit. L’Immortel est sur le pas de sa porte, qui lui dit : « Les affaires de ce monde ne sont pas différentes ». 

 

Claude Roy, « Temps. Septembre 1977 », Permis de séjour 1977-1982, Gallimard, 1983.

dimanche 18 juin 2023

En cas d’action ?

LE BONHOMME DE TERRE.
Toute syllabe que je te dis ne m’avance pas toujours d’un son identique vers le sens d’un mot. Et cependant, chaque mot que je te prononce donne à manger à ma bouche de sortie.

LA FEMME SÉMINALE.
Et en cas d’action ? Si l’action venait à manquer ?

LE BONHOMME DE TERRE.
En cas d’action, nous mangerons les restes de ce que nous avons dit. Peut-être que je quitterai ce monde sans m’en être sorti : mais en tout cas, je ne vais pas m’en aller par le verbe entrer.

 

Valère Novarina, Le Jardin de reconnaissance, P.O.L., 1997.

samedi 3 juin 2023

Ah

Kent : Ah !

 

William Shakespeare, Le Roi Lear (traduction Lamotte-Granjon), acte III, scène 2. — Cité par Jean Giono, Le Bestiaire, Éditions Ramsay de Cortanze, 1991, Éditions Héros-Limite, 2023.


*   *   *

— Ah !
— Pourquoi dites-vous : ah ?


Victor Hugo, Les Misérables, Albert Lacroix & Cie, 1862. — Cité par Philippe Dufour, La Pensée romanesque du langage, Éditions du Seuil, 2004.

dimanche 28 mai 2023

Deux maisons

L’écriture se refuse à moi. D’où le projet de recherches autobiographiques. Pas une biographie, mais la recherche et le repérage d’éléments constitutifs aussi infimes que possible. À partir d’eux, j’entends ensuite me construire, à la manière d’un homme dont la maison est précaire et qui veut en construire une autre juste à côté, sûre quant à elle, en réutilisant si possible les matériaux de l’ancienne. Scénario désastreux : ses forces l’abandonnent au beau milieu de la construction , et voilà qu’il possède désormais, au lieu d’une demeure certes précaire, mais entière, une maison à demi détruite et une autre à demi construite, donc rien du tout. Ce qui s’ensuit est pure folie, quelque chose comme une danse cosaque entre les deux maisons, au cours de laquelle le cosaque laboure et déblaie la terre avec les talons de ses bottes jusqu’à ce que sa propre tombe s’ouvre sous ses pieds. 

 

Franz Kafka, [Cahier du « Virtuose de la faim »], Œuvres complètes IV, Journaux et lettres 1914-1924, édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2022.

mardi 23 mai 2023

Au four et au moulin

Bert Hardy, Le restaurant La Grenouille, 1952.

 

Si peu de mots, dans les rêves, qu’on prend facilement cette aphasie pour un don de prophète, et le moindre calembour pour un fragment d’Héraclite, dont la signification tout entière est dans une enfance à déchiffrer.

Nous sommes devenus l’oracle et l’interprète à la fois : au four et au moulin, de jour comme de nuit.

 

Gérard Macé, La mémoire aime chasser dans le noir, Gallimard, 1993.

jeudi 11 mai 2023

dit l’artiste de la faim


 

« J’ai toujours voulu que vous admiriez mon jeûne », dit l’artiste de la faim. « Nous l’admirons d’ailleurs », dit l’inspecteur, fort prévenant. « Mais vous ne devriez pas l’admirer », dit l’artiste de la faim. « Bon, alors nous ne l’admirons pas », dit l’inspecteur. « Pourquoi donc ne devons-nous pas l’admirer ? » « Parce que je dois jeûner, je ne peux pas faire autrement », dit l’artiste de la faim. « Ça alors », dit l’inspecteur, « pourquoi ne peux-tu faire autrement ? » « Parce que » dit l’artiste de la faim, relevant un peu sa petite tête et parlant avec les lèvres pressées comme pour un baiser tout contre l’oreille de l’inspecteur, afin que rien ne se perdît, « parce que je n’ai pas pu trouver les aliments qui me plaisent. Si je les avais trouvés, crois-moi, je n’aurais pas fait d’histoires et je me serais rassasié comme toi et tous les autres. »


Franz Kafka, Derniers cahiers (1922-1924) [cahier de « L’Artiste de la faim »], traduit de l’allemand par Robert Kahn, Éditions Nous, 2017.

mardi 2 mai 2023

Générosité espagnole

Par un Espagnol de mes amis, le roi d’Espagne m’a fait donner trois gros diamants sur une chemise, une collerette de dentelle sur une veste de toréador, un portefeuille contenant des recommandations sur la conduite de la vie. Voitures ! boulevards, visites chez des amis : la bonne couchera-t-elle avec moi ? M. S. L. a tendu la main à G. A. qui la lui a refusée sans motifs. Je suis raccommodé avec les Y... Or, voici qu’à la Bibliothèque Nationale je m’aperçois que je suis surveillé. Quatre employés s’avancent vers moi avec une épée de poupée chaque fois que je cherche à lire certains livres. Enfin un tout jeune groom s’avance : « Venez ! » me dit-il. Il me montre un puits caché derrière les livres ; il me montre une roue de planches qui a l’air d’un instrument de supplices : « Vous lisez des livres sur l’Inquisition, vous êtes condamné à mort ! » et je vis que sur ma manche on avait brodé une tête de mort : « Combien ? dis-je. – Combien pouvez-vous donner ? – Quinze francs. – C’est trop, dit le groom. – Je vous les donnerai lundi. » La générosité du roi d’Espagne avait attiré l’attention de l’Inquisition. 

 

Max Jacob, Le Cornet à dés, 1917.

mercredi 5 avril 2023

Il y a deux mots que nous devrions éliminer de notre vocabulaire : reconnaissance et charité

Il existe une histoire amusante au sujet d’un Français bon à rien et phraseur, qui, accusé d’ingratitude, s’écria : « Il faut savoir garder l’indépendance du cœur ». Je dois avouer que je partage son sentiment. La gratitude en-dehors de tout lien de familiarité, la gratitude autre qu’élément indéfinissable d’une amitié est quelque chose de si proche de la haine que je ne veux même pas essayer de préciser la différence. Jusqu’à ce que je rencontre un homme satisfait d’avoir une dette de reconnaissance envers un autre, je ne cesserai de douter du tact de ceux qui offrent si volontiers leur aide. Quel art difficile que celui de donner, même à nos amis les plus proches ! et combien notre savoir-vivre est mis à l’épreuve lorsque nous recevons ! Voyez comment, obligé ou obligeant, nous faisons comme si de rien n’était, et comment, recevant, nous débitons un discours faussement enjoué. Et alors qu’il s’agit d’un acte si difficile et si douloureux entre amis intimes, nous voudrions pouvoir l’accomplir pour le bien de quelqu’un qui nous est totalement étranger, persuadé qu’il sera transporté de gratitude à notre égard. La pire des choses que vous puissiez faire à un homme est de l’accabler du fardeau que représente une dette de reconnaissance, et c’est pourtant ce que d’emblée nous envisageons de faire ! Mais ne nous y trompons pas : à moins qu’il ne soit totalement écrasé d’humiliation par sa situation, tout son être va trembler de colère, et notre générosité ne pourra que le faire grincer des dents.

Il y a deux mots que nous devrions éliminer de notre vocabulaire : reconnaissance et charité. Dans des relations humaines authentiques, il n’y a d’aide possible que par amitié, sinon on ne lui accorde aucune valeur ; une aide ne peut être donnée que par une main amie, sinon elle est acceptée de mauvaise grâce. Nous sommes tous trop fiers pour recevoir un cadeau offert tout à fait gratuitement : il nous faut à tout prix donner l’impression de le payer, ne serait-ce, si nous n’avons rien, que par le plaisir que peut procurer notre compagnie. Et c’est là que l’on voit à quelle situation pitoyable l’homme riche se trouve confronté ; voici à nouveau le chas de cette aiguille à travers lequel il ne pouvait pas passer déjà à l’époque du Christ, et qui est devenu plus étroit encore aujourd’hui, si cela est possible, parce qu’il a de l’argent mais qu’il lui manque l’amour grâce auquel il pourrait faire accepter cet argent. Ici et maintenant, comme dans la Palestine d’autrefois, il invite le riche à sa table, c’est avec le riche qu’il partage ses plaisirs : et quand vient pour lui le moment de faire la charité, il cherche en vain qui en faire profiter. Ses amis ne sont pas pauvres, ils n’ont besoin de rien ; les pauvres ne sont pas ses amis, ils ne veulent rien de lui. À qui peut-il donner ? Où trouver – remarquez bien l’expression – le Pauvre Méritant ? La charité est (selon leurs termes) centralisée. On loue des bureaux, on fonde des sociétés, avec des secrétaires que l’on paie ou que l’on ne paie pas : la chasse au Pauvre Méritant va joyeusement son train. Je crois qu’il faudra bien davantage qu’un simple secrétaire parmi les hommes pour débusquer ce personnage. Quoi ! une classe sociale qui soit dans le besoin sans que cela soit de sa faute, et qui éprouve cependant une envie insatiable de recevoir de l’aide de ceux qu’elle ne connaît pas du tout ; qui soit aussi tout à fait respectable et en même temps totalement dépourvue de respect de soi ; qui soit capable de jouer le rôle extrêmement difficile de l’ami sans jamais se montrer ; qui ait une enveloppe humaine mais qui puisse néanmoins défier d’un coup d’aile toutes les lois de la nature humaine – et tout cela dans l’espoir de faire passer par le chas de l’aiguille un dieu Bourgeois ventripotent ! Oh ! puisse-t-il ne pas pouvoir passer par le trou de cette aiguille, puisse son gouvernement tomber dans la poussière et puissent son épitaphe et toute sa littérature (dont mes propres œuvres commencent à représenter une part non négligeable) disparaître à jamais de l’histoire de l’humanité ! Pour un fou d’une tristesse aussi monstrueuse, il ne peut pas y avoir de salut, et le fou qui cherchait l’élixir de vie était un sublime modèle de raison, comparé au fou à la recherche du Pauvre Méritant !

* * *

Et pourtant, une possibilité s’offrirait à ce malheureux homme. Il pourrait se proposer de payer ses impôts. Ce serait un vrai moyen de faire la charité, de façon impartiale et impersonnelle, qui ne mettrait personne dans l’embarras et qui serait une aide pour tous. Ce serait là une destination pour des cadeaux faits sans amour, ce serait une manière de mettre de l’argent dans la poche des pauvres méritants tout en économisant le temps des secrétaires. Mais, hélas, il n’y a pas la moindre touche de romanesque dans une telle entreprise et jamais les hommes n’exigent autant de pittoresque que lorsqu’il s’agit de manifester leurs vertus !

 

Robert Louis Stevenson, « Beggars », Scribner’s Magazine, vol. 3, n° 3, mars 1888 ;  traduit de l'anglais par Marie Picard, Mendiants, Éditions Sillage, 2006.

mardi 21 mars 2023

Des années auparavant, il avait eu un ami

Saul Leiter.


Chaque jour, il allait s’asseoir à la table de la cuisine et regardait par la porte coulissante en verre le petit patio qu’il avait peu à peu fini par haïr, sans du tout savoir pourquoi. Il allait s’asseoir, buvait du café, fumait et attendait que le téléphone sonne avec quelqu’un, n’importe qui au bout du fil pour lui donner des nouvelles, bonnes, mauvaises ou insignifiantes, peu importait. Mais le téléphone sonnait rarement et, quand il sonnait, il apportait un message tellement vide, tellement anonyme, que ce n’était qu’une sorte de bruit tranquille.

Des années auparavant, il avait eu un ami, bien plus jeune que lui, qui s’était suicidé, « tout à trac », comme on dit. Cet ami lui avait dit un jour que lorsqu’il ouvrait le journal tous les matins il le faisait avec l’espoir absurde et pourtant irrésistible — peut-être même la croyance — qu’il allait tomber sur une histoire dans laquelle il apparaîtrait comme quelqu’un, comme n’importe qui, comme un nom dans le journal. Il voulait, disait-il, lire quelque nouvelle surprenante sur lui-même : avant de disparaître comme tous les autres zéros.

Il regarda le patio inondé de pluie par la fenêtre et se dit qu’il ne pouvait pas se rappeler le nom de son jeune ami, ni, d’ailleurs, son visage. Il se rendit compte alors qu’il s’était, peut-être, rappelé un autre jeune homme, tout à fait différent, un personnage dans une pièce ou un film. Un roman. Quelqu’un qui n’avait jamais été.

 

Gilbert Sorrentino, The Abyss of Human Illusion, 2010 ; traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, L’Abîme de l’illusion humaine, IX, Éditions Cent Pages, 2015.

 

mercredi 15 mars 2023

Mille âmes

BnF lat. 920, fol. 180r.

 

Moi qui pourrais me tuer de plaisir ; mourir d’amour pour toutes les femmes ; qui pleure toutes les villes, je suis ici, parce que la vie n’a pas de solution. Je puis faire la fête à Montmartre et mille excentricités, puisque j’en ai besoin ; je puis être pensif, physique ; me muer tour à tour en marin, jardinier ou coiffeur ; mais, si je veux goûter aux voluptés du prêtre, je dois donner un lustre sur mes quarante années d’existence, et perdre d’incalculables jouissances, durant que je serai uniquement sage. Moi, qui me rêve même dans les catastrophes, je dis que l’homme n’est si infortuné que parce que mille âmes habitent un seul corps.

 

Arthur Cravan [Fabian Avenarius Lloyd], «  Oscar Wilde est vivant », dans Maintenant, n° 3, octobre-novembre 1913. — Œuvres. Poèmes, articles, lettres, édition établie par Jean-Pierre Begot, Éditions Gérard Lebovici, 1987.

vendredi 10 mars 2023

« Foutez-moi la paix, il est là ! »

14 septembre 1983 (mercredi). – J’avais dit à Françoise : « Allons à Charleville voir la valise de Rimbaud. » Elle a ri, elle m’a dit qu’elle était d’accord et on y est allés. Il fait un temps affreux, du brouillard et, par moments, de la bruine, un ciel noir qui a l’air du fin fond de l’année. On traverse en biais la ville, le long des murs pour éviter l’eau qui tombe, en marchant vite parce qu’on a peur que le musée ferme à midi. À l’instant où je pénètre dans la salle consacrée à Rimbaud, je jette un rapide regard circulaire : je vois des tableaux sur les murs, des photos un peu partout, des vitrines avec des objets et des papiers, des livres aussi bien sûr, mais rien qui ressemble à une valise. Alors je redescends l’escalier en courant et je m’adresse aux deux gardiens qui sont à l’entrée et qui bavardent avec un jeune homme qui semble être aussi un employé du musée. Je leur dis : « Mais où est la valise de Rimbaud ? – La valise de Rimbaud ? – Oui, où est-elle ? – Elle n’est pas là. – Mais je le vois bien, où est-elle passée ? » Le jeune homme intervient, il me dit d’un ton solennel : « Elle est dans le coffre. – Dans le coffre ? – Oui, dans le coffre, à la Bibliothèque municipale. – Et c’est loin, la Bibliothèque municipale ? – Oh, c’est là-bas, un peu plus loin dans la ville, mais vous ne pourrez pas la voir, la valise. – Mais pourquoi ? – Parce qu’on l’a enfermée là-bas en attendant la réfection du musée. – Et ça va durer longtemps, la réfection du musée ? – Oh oui, monsieur. » J’explique alors que je suis écrivain, que je viens de loin pour la voir, cette valise, que c’est très important, etc. Mais rien n’y fait, on m’assure que c’est absolument impossible. Un peu énervé, je remonte l’escalier et je retrouve Françoise en haut devant les vitrines. Tout ce qu’on voit ou presque est faux : les livres sont des photos des couvertures des livres, les photos d’époque sont des contretypes affreusement mal tirés, les manuscrits sont des photos, on dirait même des photocopies des manuscrits originaux, les lettres sont des photos des lettres, il y a même des photos de tableaux ou d’objets usuels. Ils auraient pu mettre une photo de la valise, mais non. Pour me distraire de ma colère, je prends des photos de la Meuse par la fenêtre de gauche. Le long du quai, on voit une maison plus noire que les autres et qui est celle où Rimbaud a écrit Le Bateau ivre. Alors je visse un grand angle sur mon appareil et je prends la maison en photo en cadrant large de manière à l’englober dans le bois sombre qui entoure la vitre. Après, je traverse la pièce et je vais regarder de plus près un petit buste qui représente Rimbaud et dont une étiquette placée sur le socle prévient qu’il a été exécuté d’après des dessins successifs de Paterne Berrichon, le beau-frère posthume de Rimbaud. L’étiquette précise aussi que « le buste a été longtemps attribué à un sculpteur du XVIIIe siècle pour qu’il ait plus de valeur ».
En sortant du musée, nous allons voir la maison noire. On dirait qu’elle est la seule du quai à n’avoir pas été ravalée. Je traverse la route pour aller voir la porte de plus près, la plaque qui est à gauche, la fenêtre du rez-de-chaussée. Puis je retraverse pour aller rejoindre Françoise qui a froid et qui est sous son parapluie. Elle fait un écart brusquement parce qu’un rat a filé entre ses jambes pour aller se perdre dans la berge boueuse de la rivière. Je mets mes mains en porte-voix et j’appelle en direction de la maison : « Arthur ! Arthur ! » Françoise rit. Une femme entrouvre un rideau au rez-de-chaussée. Françoise, qui a une meilleure vue que moi, prétend qu’elle a souri en me voyant. Je prends des photos au télé : la porte, la plaque, puis les deux fenêtres à l’étage avec le mur qui les sépare et qui porte des mangeoires à oiseaux en paille tressée fixées dessus.
Au cimetière, nous sommes seuls, la lumière baisse de plus en plus. Sur la maison du gardien, il y a un écriteau dessiné à la main pour indiquer où se trouve la tombe de Rimbaud, il est encadré de guingois et cloué carrément dans le mur. Et puis, juste à côté de la tombe, une grosse pancarte de contreplaqué sur un poteau de fer pointée vers la tombe avec dessus simplement A.R. On a l’impression d’entendre grogner une voix épaisse : « Foutez-moi la paix, il est là ! »

 

Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée. 1977-1984, Éditions du Seuil, 2019.

lundi 6 mars 2023

J’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de

Dave Heath, Central Park, 1957.

Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste de voir pareille chose, parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut : n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut pas vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et la bête voulut répondre et dire : « Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre. » Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna.

 

Friedrich Nietzsche, « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie », dans Considérations inactuelles, traduction par Henri Albert, Mercure de France, 1907.

vendredi 3 mars 2023

Un char pesant et vide

Dorothea Lange, Toward Los Angeles, California, 1937.


En dernière analyse, la plupart des hommes n’aiment et ne désirent vivre que pour vivre. L’objet réel de la vie est la vie, et traîner constamment en tous sens avec peine et sur une même route un char pesant et vide. (10 août 1821.)


Giacomo Leopardi, Zibaldone, traduit de l’italien par Bertrand Schefer, Éditions Allia, 2003.

mercredi 1 mars 2023

Biographie

 

Birgit Jürgenssen, Untitled (Olga), 1979.

La vie, fruit de la vie. – L’homme a beau s’étendre tant qu’il peut par sa connaissance, apparaître aussi objectivement qu’il veut, à la fin il n’en retire que sa propre biographie.

 

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, § 513, traduction de l’allemand par A. M. Desrousseaux, revue par Angèle Kremer-Marietti, Le Livre de poche, 1995.

 

Toutes les biographies sont absurdes. Avec la mienne, on ferait rire un chat.

 

Dylan Thomas. — Cité par Denis Roche, « Le Spectacle de l’écriture », dans Dylan Thomas, Œuvres, tome 1, édition établie sous la direction de Monique Nathan et Denis Roche, Éditions du Seuil, 1970.

lundi 27 février 2023

Il est impossible de marchander avec la vie

 Dave Heath, Vengeful Sister, Chicago, 1956.

Mais comme la vie est, pour l’essentiel, et de façon exaspérante, une série d’erreurs, de mauvais choix, de bêtises, d’accidents et d’incroyables coïncidences, tout se déroula exactement comme il se devait ; bien qu’un changement dans la vie de ce jeune homme d’un côté ou de l’autre, une soirée chez un ami qu’il avait préféré éviter, une jounée sur la plage écourtée à cause de la pluie – tout ce que vous pourrez imaginer, plus c’est absurde mieux c’est – aurait produit des effets tout à fait différents, chacun d’eux ne pouvant se dérouler que comme il devait le faire. Il est impossible de marchander avec la vie, car la signification de la vie est simplement elle-même.

 

Gilbert Sorrentino, The Abyss of Human Illusion, 2010 ; traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, L’Abîme de l’illusion humaine, X, Éditions Cent Pages, 2015.

vendredi 24 février 2023

-ment des mots qui aimeraient ci-

28 février 1983 (lundi). – Depuis plus d’un mois un inconnu m’envoie chaque matin de jour ouvrable une enveloppe, par la poste, c’est-à-dire avec timbre et cachet, qui contient une page blanche avec une sorte de cadre noir tracé à l’encre avec une règle et qui ne contient qu’une ligne de texte. Aujourd’hui, par exemple, la ligne est :

-ment des mots qui aimeraient ci-

Sous le cadre, au milieu, il y a le numéro du feuillet. Aujourd’hui, par exemple, c’est le chiffre 40. Au dos de l’enveloppe, il y a la date de l’envoi, le numéro du feuillet et un prénom : Benoît. Sur le recto de l’enveloppe, au-dessus de mon adresse au Seuil, il y a simplement le mot : CAMILLE. C’est peut-être le titre. Cela veut dire qu’un inconnu m’envoie, depuis huit semaines, chaque jour une ligne de son manuscrit, sans me dire qui il est, ni où il habite, ni ce qu’est, ni ce que sera son livre. Au début, je pensai à une sorte de « chaîne » conceptuelle, rien d’autre, rien de nouveau, rien de fou : donc, j’ouvrais l’enveloppe, je constatais son contenu, puis je jetais le tout. Seulement, comme j’avais commencé comme ça, j’ai continué : j’ouvre chaque matin, je constate et je jette. Je ne me sens pas coupable, mais chaque matin, je cherche l’enveloppe sur ma table, je serais inquiet si elle n’était pas là. J’en arrive même à penser que l’auteur ne se manifestera jamais.

 

Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée. 1977-1984, Éditions du Seuil, 2019.

mardi 21 février 2023

La nature a très souvent lié la survie et la prospérité d’une espèce à la destruction ou à l’infortune d’une autre

Voyez encore combien de métiers qui servent à nous procurer les biens les plus courants et que l’on tient pour indispensables à la vie d’aujourd’hui sont par eux-mêmes nuisibles à la santé et à la vie de ceux qui les exercent. Que faut-il en penser ? Certes, l’histoire naturelle nous montre bien que la nature a très souvent lié la survie et la prospérité d’une espèce à la destruction ou à l’infortune, partielle ou totale, d’une autre. Mais qui peut croire qu’au sein d’une même espèce elle ait prévu et organisé la destruction d’une partie de celle-ci à seule fin d’assurer la prospérité et les conditions nécessaires à l’épanouissement de l’autre partie (qui n’a pourtant rien de plus noble par nature et est en tout point semblable à la partie sacrifiée). Ne doit-on pas considérer de tels métiers, pourtant courants et réputés indispensables, comme barbares, puisqu’ils sont manifestement contre nature ? Quant à cette vie qui les réclame et les suppose, vie que l’on veut confortable et civilisée, n’est-elle pas de ce fait même contre nature ? N’est-elle donc point barbare à son tour ? (30 mars 1821.)

 

Giacomo Leopardi, Zibaldone, tradit de l’italien par Bertrand Schefer, Éditions Allia, 2003.

dimanche 19 février 2023

Puisque je tourne

Nos forces sont au-dessus de notre destination, et cette disproportion nous accable. En 1790 Benjamin Constant rencontre à La Haye un Piémontais, le chevalier de Revel, diplomate pour la Sardaigne. Ce chevalier est atteint d’une folie très spirituelle : « Il prétend que Dieu, c’est-à-dire l’auteur de nous et de nos alentours, est mort avant d’avoir fini son ouvrage ; qu’il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens; qu’il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir, et qu’au milieu de son travail il est mort ; que tout à présent se trouve fait dans un but qui n’existe plus, et que nous, en particulier, nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée ; nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : puisque je tourne, j’ai donc un but. » 

 

Pierre Michon, « Corps de bois », dans Corps du roi, Verdier, 2002.