vendredi 10 mars 2023

« Foutez-moi la paix, il est là ! »

14 septembre 1983 (mercredi). – J’avais dit à Françoise : « Allons à Charleville voir la valise de Rimbaud. » Elle a ri, elle m’a dit qu’elle était d’accord et on y est allés. Il fait un temps affreux, du brouillard et, par moments, de la bruine, un ciel noir qui a l’air du fin fond de l’année. On traverse en biais la ville, le long des murs pour éviter l’eau qui tombe, en marchant vite parce qu’on a peur que le musée ferme à midi. À l’instant où je pénètre dans la salle consacrée à Rimbaud, je jette un rapide regard circulaire : je vois des tableaux sur les murs, des photos un peu partout, des vitrines avec des objets et des papiers, des livres aussi bien sûr, mais rien qui ressemble à une valise. Alors je redescends l’escalier en courant et je m’adresse aux deux gardiens qui sont à l’entrée et qui bavardent avec un jeune homme qui semble être aussi un employé du musée. Je leur dis : « Mais où est la valise de Rimbaud ? – La valise de Rimbaud ? – Oui, où est-elle ? – Elle n’est pas là. – Mais je le vois bien, où est-elle passée ? » Le jeune homme intervient, il me dit d’un ton solennel : « Elle est dans le coffre. – Dans le coffre ? – Oui, dans le coffre, à la Bibliothèque municipale. – Et c’est loin, la Bibliothèque municipale ? – Oh, c’est là-bas, un peu plus loin dans la ville, mais vous ne pourrez pas la voir, la valise. – Mais pourquoi ? – Parce qu’on l’a enfermée là-bas en attendant la réfection du musée. – Et ça va durer longtemps, la réfection du musée ? – Oh oui, monsieur. » J’explique alors que je suis écrivain, que je viens de loin pour la voir, cette valise, que c’est très important, etc. Mais rien n’y fait, on m’assure que c’est absolument impossible. Un peu énervé, je remonte l’escalier et je retrouve Françoise en haut devant les vitrines. Tout ce qu’on voit ou presque est faux : les livres sont des photos des couvertures des livres, les photos d’époque sont des contretypes affreusement mal tirés, les manuscrits sont des photos, on dirait même des photocopies des manuscrits originaux, les lettres sont des photos des lettres, il y a même des photos de tableaux ou d’objets usuels. Ils auraient pu mettre une photo de la valise, mais non. Pour me distraire de ma colère, je prends des photos de la Meuse par la fenêtre de gauche. Le long du quai, on voit une maison plus noire que les autres et qui est celle où Rimbaud a écrit Le Bateau ivre. Alors je visse un grand angle sur mon appareil et je prends la maison en photo en cadrant large de manière à l’englober dans le bois sombre qui entoure la vitre. Après, je traverse la pièce et je vais regarder de plus près un petit buste qui représente Rimbaud et dont une étiquette placée sur le socle prévient qu’il a été exécuté d’après des dessins successifs de Paterne Berrichon, le beau-frère posthume de Rimbaud. L’étiquette précise aussi que « le buste a été longtemps attribué à un sculpteur du XVIIIe siècle pour qu’il ait plus de valeur ».
En sortant du musée, nous allons voir la maison noire. On dirait qu’elle est la seule du quai à n’avoir pas été ravalée. Je traverse la route pour aller voir la porte de plus près, la plaque qui est à gauche, la fenêtre du rez-de-chaussée. Puis je retraverse pour aller rejoindre Françoise qui a froid et qui est sous son parapluie. Elle fait un écart brusquement parce qu’un rat a filé entre ses jambes pour aller se perdre dans la berge boueuse de la rivière. Je mets mes mains en porte-voix et j’appelle en direction de la maison : « Arthur ! Arthur ! » Françoise rit. Une femme entrouvre un rideau au rez-de-chaussée. Françoise, qui a une meilleure vue que moi, prétend qu’elle a souri en me voyant. Je prends des photos au télé : la porte, la plaque, puis les deux fenêtres à l’étage avec le mur qui les sépare et qui porte des mangeoires à oiseaux en paille tressée fixées dessus.
Au cimetière, nous sommes seuls, la lumière baisse de plus en plus. Sur la maison du gardien, il y a un écriteau dessiné à la main pour indiquer où se trouve la tombe de Rimbaud, il est encadré de guingois et cloué carrément dans le mur. Et puis, juste à côté de la tombe, une grosse pancarte de contreplaqué sur un poteau de fer pointée vers la tombe avec dessus simplement A.R. On a l’impression d’entendre grogner une voix épaisse : « Foutez-moi la paix, il est là ! »

 

Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée. 1977-1984, Éditions du Seuil, 2019.