samedi 30 décembre 2006

Ne se laisser abêtir ni par le pouvoir des autres ni par sa propre impuissance



Professeur Nimbus. – Entre le pouvoir et la connaissance, il n’y a pas seulement un rapport de sujétion, il y a aussi un rapport de vérité. Nombreuses sont les connaissances qui, hors de proportions avec le rapport des forces, restent sans aucune valeur, pour exactes qu’elles puissent être formellement. Quand un médecin expatrié d’Allemagne vient nous dire : « Pour moi, Adolf Hitler est un cas pathologique », il est possible qu’en fin de compte les résultats de l’examen clinique lui donnent raison ; mais il y a une telle disproportion entre cette phrase et le désastre objectif qui s’étend sur le monde au nom dudit paranoïaque que ce diagnostic en devient dérisoire et que ce n’est pour celui qui le formule qu’une façon de plastronner. Peut-être que Hitler est « en soi » un cas pathologique, mais certainement pas « pour lui ». Ainsi s’expliquent la pauvreté et la vanité de tant de déclarations que ceux qui sont en émigration font à l’encontre du nazisme. Ceux qui pensent en termes de jugement libre, désimpliqué et désintéressé, n’ont pas été capables d’assumer dans le cadre de telles catégories de pensée l’expérience de la violence – laquelle, réellement, met hors jeu ce mode pensée. La tâche, presque insoluble, à laquelle on se trouve confronté consiste à ne se laisser abêtir ni par le pouvoir des autres ni par sa propre impuissance.

Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral, Payot, 1980.

jeudi 14 décembre 2006

mercredi 13 décembre 2006

Une participation compétente au jeu des relations



L’un entreprend d’être assez audacieux et assez décourageant pour que, en cas de rejet, celui-ci puisse se faire avec tact, de façon détournée, lui permettant de soutenir que nulle avance n’était dans son intention. L’autre, quand elle désire encourager une ouverture, le fait de telle sorte que cela puisse paraître une amabilité, si jamais il fallait en recourir à cette interprétation. Ce qui pourrait être une avance se voit efficacement repoussé par ce qui pourrait être un refus, ou efficacement encouragé par ce qui pourrait être une démonstration d’intérêt. Lui ne sait pas avec sûreté si son message a été reçu ni si ce qu’a fait la destinataire en était la réponse ; cette dernière ne sait pas avec sûreté s’il lui a fait une avance. Il en résulte une ambiguïté. Toutefois, celle-ci ne provient pas d’un manque de consensus, d’un défaut de communication ou d’un effondrement de l’organisation sociale, mais d’une participation compétente au jeu des relations.

Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 2, Les Relations en public, Éditions de Minuit, 1973.

mardi 12 décembre 2006

La « vraie vie »



Une vie dont on suppose qu’elle ne sera jamais « transcendée », combien de temps nous faut-il pour accepter que ce soit la vraie ? L’étiquette de « vraie vie » met longtemps, très longtemps à se poser sur elle, un peu comme ces particules de cendre à peine plus lourdes que l’air qui flottent indéfiniment dans l’espace.

Philippe Garnier, La Tiédeur, Presses universitaires de France, collection Perspectives critiques, Paris, 2000.

Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l’« humanité »

Nombre de professions de foi universalistes ou de prescriptions universelles ne sont que le produit de l’universalisation (inconsciente) du cas particulier, c’est-à-dire du privilège constitutif de la condition scolastique. Cette universalisation purement théorique conduit à un universalisme fictif aussi longtemps qu’elle ne s’accompagne d’aucun rappel des conditions économiques et sociales refoulées de l’accès à l’universel et d’aucune action (politique) visant à universaliser pratiquement ces conditions. Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l’« humanité », c’est en exclure sous les dehors de l’humanisme, tous ceux qui sont dépossédés des moyens de la réaliser.

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Le Seuil, 1997.

Qui ne s’est jamais exalté devant une photocopieuse



Qui ne s’est jamais exalté devant une photocopieuse ne connaît pas le sens de la vie en raccourci. La lumière blanche, la duplication en série, le déchet. Les pages qu’on assemble mentalement, qu’on copie, qu’on agrafe ensemble, et qu’on finit par jeter à la corbeille.

Philippe Garnier, La Tiédeur, Presses universitaires de France, collection Perspectives critiques, Paris, 2000.

mercredi 6 décembre 2006

(Elles n'existent pas.)



Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)

Arthur Rimbaud, « Barbare », Illuminations, 1886.

La nuit venue les absorbait mais les signaux persistaient



Je m’approchai du miroir. Tout près de ce silence, ce matin seulement, encore froid au sortir de la douche, mouillé comme une fleur pâle d’un rêve de solitude parmi ces traits embrouillés je découvris en moi les caractères du héros de Faulkner: je jugeais-toujours-que je vivais une autre histoire que tout le monde. Passait-on un disque ? je l’écoutais parfois avec la lassitude du plaisir, mais j’écoutais l’autre musique. Un film me rappelait que je jouais le jeu. Et l’explication reposait naturellement sur un malentendu jusqu’au sommeil inaliénable. Les jours repassaient un film projeté sur la trame de mon esprit jusqu’au bout du rouleau; se coulait en moi sans s’épuiser du milieu de l’aventure au bout du monde le sentiment d’être « doublé ». La vie chaque fois commence pareille à un métrage réclame d’objets ménagers. Puis on songe à la société parisienne. Ici on songe à rien. La cour d’honneur de la caserne d’Honolulu représentait convenablement le classique dessin de fou. D’un côté un personnage galonné assis sur un banc, les yeux boulonnés au sol par les deux barres de fonte de ses regards. Au milieu le drapeau flottant contre toute vraisemblance, et enfin, de l’autre côté, les colloques louches des personnages sociaux – infirmières pin-up – tandis que les rampants traditionnellement ivres s’essayaient à paraître occupés à quelque chose puis en désespoir de cause disparaissaient par les portes d’évacuation. On ne pouvait s’empêcher de lire les mots exécration, punition, écrits avec des coquillages dans les bouquets de fleurs des pelouses. Et puis cette explosion de bombe H infiniment retardée qu’est la chaleur d’une journée sous les tropiques, dans l’angoisse, la dissimulation qui situe cet épisode aux approches de la guerre future. À cette époque je vivais de poisons lents. Dans le quartier du plaisir où on éclaire d’un jet de torche les plaques des rues. Les aviateurs de l’escadrille traînaient dans les bas-fonds de la ville, Çiva aux mille gestes, passés maintenant au travers de toutes les figures de l’acrobatie, du combat. Chacun valait à lui seul une petite guérilla, une civilisation assassinée: cette somme d’exercices qui porte à la perfection la création mystérieuse qu’est un pilote. On nous voyait dans les maisons de fleurs, silencieux, réservés, mal d’aube mêlé aux marchands de plaisirs, aux trafiquants de drogue, nous étions des dagues gainées dans une source immobile. Des parfums obscurs roulaient sur ces figures mortelles sans y arriver. Si nous parlions, il ne s’agissait guère que de proposer à des interlocuteurs du répertoire des moyens inédits de vendre la patrie. Des espions rôdaient autour de nous sans pouvoir nous effleurer, on nous disait invendables, intenables, on assurait que nous étions les acteurs de la « mort arabe » et il faut dire à la vérité qu’aucune des chimères funèbres de l’aventure ne nous épargnait, qu’il était un charme que nul n’osait plus rompre. Le fruit de l’action consommée était dans cette boule de noir pétrie de plaisirs, si fatale que la destinée y mettait un masque, ce monde sur quoi on piquait. Si je pensais à la France, l’ennemi, c’était au souvenir d’une société secrète.



Maintenant j’imagine un vague qui serait le néant dont j’ai conservé la nostalgie. Dans ce cadre plus étroit de mon expérience personnifiée s’évoque une jeune fille avec qui les circonstances m’avaient fait me fiancer. Je ne saurai jamais si je l’ai aimée car elle est morte. Nous avions pris l’habitude de la droguer et nous lui apprenions le catéchisme de la débauche. Je lui dois beaucoup: c’est elle qui me fit comprendre le goût passionné que j’ai de la peur et des femmes, la peur incompréhensible des femmes. Cœur d’aviateur, de sorcier, de chirurgien. Rita résumait tout en dansant. À la voir j’avais l’impression d’avoir en travers de la gorge un glaçon qui coulait sur un abcès. Ces pensées de la mort s’endorment, à l’occasion elles frissonnent.
Rita mourut une fois qu’elle m’avait donné rendez-vous au Funny Home, un bistrot abandonné sur la falaise, pour une séance de baisers-cinéma. On connaissait depuis longtemps tout le programme des caresses, quoique sur ce chapitre Rita eût été en mesure d’ajouter au Kama-Sutra en personne, aussi nous en tenions-nous à une cérémonie succincte d’embrassades aux lèvres fermées. Arrivé en avance, je m’assis sur un banc pour observer la venue de la toute belle. Toujours prêt à tomber amoureux d’elle comme je me savais, toujours incapable d’amour, dans une perpétuelle ignorance des femmes, je voulais encore une fois voir ma fiancée sans être vu. Dans un geste encore plein de panache le jour tenait dans le frisson des palmiers balancés, le plat vertige de la mer scintillante, l’absence énigmatique que dissimulaient ces fleurs, toujours ces fleurs dont jamais je n’ai pu me donner la peine de savoir les noms. Assis sur mon banc bétonné je commençais à me sentir les fesses froides.
Rita paraissait intriguée. Avec elle je me savais toujours tant deviner à moitié ses dispositions que c’en était harassant. Il me semblait vraiment faire le pantin, et j’hésitais à voir l’amour dedans. Sa silhouette parfaite ne dansait plus, elle allait de soi dans la lumière étrange du jour. Sa chevelure rousse eut une ombre sculpturale quand elle entra dans la vieille maison. Je l’entendis marcher. Elle dut essayer d’ouvrir une fenêtre. Et puis cela arriva, dans un grand fracas. Un plafond lui était tombé sur la tête.
La mort est une petite histoire qui ne tient pas de place. Je continuai à me droguer, à fréquenter des drôles. Dans les bas-fonds, spécialement à l’Océan Club, se rencontraient les enfants terribles, les casse-cou, les cœurs brisés, les ratés de l’aventure, les pilotes perdus, les bobby soxers, les chasseurs d’images et autres dérivés de la guerre en préparation. Tout ce petit monde fit un joli enterrement à Rita et puis on parla d’autre chose. Lorsqu’on s’asseyait dans le grill-room, on était presque sûr de voir un espion s’asseoir avec soi. Et puis on se ravisait, ce n’était qu’une connaissance récente venue vous dire bonjour!… Quelle surprise ! La conversation commençait par habitude à rouler sur la question atomique : à quel degré de spécification avérée un savant de Las Vegas commençait-il à donner des renseignements à l’URSS dans le noble but de retarder la guerre ? Et une fois remis on se racontait les derniers potins, tandis que les guirlandes fantomales accrochées au lustre laissaient tomber doucement leurs pétales sur la salle. Puisque la confection d’un livre ressemble à une pièce montée, des littérateurs véreux jetaient leurs derniers feux, des ventilateurs brassaient le silence nocif, les garçons vêtus en négatifs se pressaient avec les allures traditionnelles.
L’escadrille avait été employée à tout : percer des trous dans les sous-marins au fond des mers, voler des trains et faire parler des antennes, nous nous étions promenés en avion sur les routes: tout ce qu’on voit dans les actualités. Aussi méritions-nous bien ce repos prolongé dans le calme qui précède l’orage. Parfois les silhouettes de gendarmes des navires de guerre se montraient en profil sur l’horizon. La nuit venue les absorbait mais les signaux persistaient.

Stanislas Rodanski, La Victoire à l’ombre des ailes, Le Soleil noir, 1975, Christian Bourgois, 1989.

mardi 5 décembre 2006

lundi 4 décembre 2006

Nous acceptons la capacité qu’ont les Lièvres à changer de sexe



Que chaque Lièvre soit des deux sexes, c’est-à-dire que chaque Lièvre soit à la fois mâle et femelle est évidemment l’opinion du Vulgaire, opinion également défendue par Archéalos, Plutarque, Philostrate et beaucoup d’autres encore. Les Rabbins juifs sont également du même avis, et la chose est en outre confirmée par le mot hébreu, lequel, comme s’il n’existait aucun individu uniquement mâle dans cette espèce, n’est que de genre féminin. On trouve également la même chose dans les fondements symboliques de la loi et de tous les vices qui y sont indiqués ; à savoir non seulement la pusillanimité et la timidité du fait de son tempérament, la fénération ou l’usure du fait de sa fécondité et de sa superfétation mais, également, à partir de ce mélange des deux sexes, une lubricité anormale et une effémination dégénérée.
[…] Nous […] acceptons la capacité qu’ont les Lièvres à changer de sexe, toutefois nous pensons que cela n’arrive que rarement.

Thomas Browne, Pseudodoxia Epidemica ou Examen de nombreuses idées reçues et de vérités généralement admises (1646), livre III, chapitre XVII, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner avec la collaboration de Catherine Goffaux, José Corti, 2004.

vendredi 1 décembre 2006

Ainsi nous établissons la cartographie d’un corps



Bref : si nous sommes spinozistes, nous ne définirons quelque chose ni par sa forme, ni par ses organes et ses fonctions, ni comme substance ou comme sujet. Pour emprunter des termes au Moyen Âge, ou bien à la géographie, nous le définirons par longitude et latitude. Un corps peut être n’importe quoi, ce peut être un animal, ce peut être un corps sonore, ce peut être une âme ou une idée, ce peut être un corpus linguistique, ce peut être un corps social, une collectivité. Nous appelons longitude d’un corps quelconque l’ensemble des rapports de vitesse et de lenteur, de repos et de mouvement, entre particules qui le composent de ce point de vue, c’est-à-dire entre éléments non formés. Nous appelons latitude l’ensemble des affects qui remplissent un corps à chaque moment, c’est à dire les états intensifs d’une force anonyme (force d’exister, pouvoir d’être affecté). Ainsi nous établissons la cartographie d’un corps. L’ensemble des longitudes et des latitudes constitue la Nature, le plan d’immanence ou de consistance, toujours variable, et qui ne cesse pas d’être remanié, composé, recomposé, par les individus et les collectivités.

Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Éditions de Minuit, 1981.

On rira de nos ignorances, on s’indignera de nos fautes



Ces hommes masqués qui nous succèderont et qui auront sur tout des lumières que nous ne pouvons même pas entrevoir, nous sentons qu’ils nous jugent ; pour ces yeux futurs dont le regard nous hante, notre époque sera objet. Et objet coupable. (…) On rira de nos ignorances, on s’indignera de nos fautes.

Jean-Paul Sartre, Saint-Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952.