samedi 30 décembre 2006

Ne se laisser abêtir ni par le pouvoir des autres ni par sa propre impuissance



Professeur Nimbus. – Entre le pouvoir et la connaissance, il n’y a pas seulement un rapport de sujétion, il y a aussi un rapport de vérité. Nombreuses sont les connaissances qui, hors de proportions avec le rapport des forces, restent sans aucune valeur, pour exactes qu’elles puissent être formellement. Quand un médecin expatrié d’Allemagne vient nous dire : « Pour moi, Adolf Hitler est un cas pathologique », il est possible qu’en fin de compte les résultats de l’examen clinique lui donnent raison ; mais il y a une telle disproportion entre cette phrase et le désastre objectif qui s’étend sur le monde au nom dudit paranoïaque que ce diagnostic en devient dérisoire et que ce n’est pour celui qui le formule qu’une façon de plastronner. Peut-être que Hitler est « en soi » un cas pathologique, mais certainement pas « pour lui ». Ainsi s’expliquent la pauvreté et la vanité de tant de déclarations que ceux qui sont en émigration font à l’encontre du nazisme. Ceux qui pensent en termes de jugement libre, désimpliqué et désintéressé, n’ont pas été capables d’assumer dans le cadre de telles catégories de pensée l’expérience de la violence – laquelle, réellement, met hors jeu ce mode pensée. La tâche, presque insoluble, à laquelle on se trouve confronté consiste à ne se laisser abêtir ni par le pouvoir des autres ni par sa propre impuissance.

Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral, Payot, 1980.