mardi 1 octobre 2019

Nous pouvons encore nous jurer que la mue n’est pas achevée

J’aime et redoute à la fois l’idée qu’il existe une ligne d’ombre. Une frontière invisible qu’on passe, vers le milieu de la vie, au-delà de laquelle on ne devient plus : simplement on est. Fini les promesses. Fini les spéculations sur ce qu’on osera ou n’osera pas demain. Le terrain qu’on avait en soi la ressource d’explorer, l’envergure de monde qu’on était capable d’embrasser, on les a reconnus désormais. La moitié de notre terme est passée. La moitié de notre existence est là, en arrière, déroulée, racontant qui nous sommes, qui nous avons été jusqu’à présent, ce que nous avons été capables de risquer ou non, ce qui nous a peinés, ce qui nous a réjouis. Nous pouvons encore nous jurer que la mue n’est pas achevée, que demain nous serons un autre, que celui ou celle que nous sommes vraiment reste à venir – c’est de plus en plus difficile à croire, et même si cela advenait, l’espérance de vie de ce nouvel être va s’amenuisant chaque jour, cependant que croît l’âge de l’ancien, celui que nous aurons de toute façon été pendant des années, quoi qu’il arrive maintenant.

Sylvain Prudhomme, Par les routes, Galimmard / L’Arbalète, 2019.

dimanche 29 septembre 2019

Il est venu, certes, mais sans les paroles d’usage,
Ni un visage souriant, ni sous d’heureux auspices.

Adfuit ille quidem, sed nec sollemnia verba
Nec laetos voltus nec felix attulit omen.

Publius Ovidius Naso,  Ovide, Metamorphoseon, Les Métamorphoses, livre X, v. 4-5, traduit du latin, présenté et annoté par Danièle Robert, Actes Sud, 2001.

dimanche 22 septembre 2019

Nous pouvons être des personnages fictifs

Les inventions de la philosophie ne sont pas moins fantastiques que celle de l’art : Josiah Royce, dans le premier volume de The World and the Individual (1899), a formulé celle-ci : « Imaginons qu’une portion du sol de l’Angleterre ait été parfaitement nivelée, et qu’un cartographe y trace une carte d’Angleterre. L’ouvrage est parfait ; il n’est pas un détail du sol de l’Angleterre, si réduit soit-il, qui ne soit enregistré sur la carte ; tout s’y retrouve. Cette carte, dans ce cas, doit contenir une carte de la carte, qui doit contenir une carte de la carte de la carte, et ainsi jusqu’à l’infini. »
Pourquoi sommes-nous inquiets que la carte soit incluse dans la carte et les mille et une nuits dans le livre des Mille et une nuits ? Que Don Quichotte soit lecteur du Quichotte et Hamlet spectateur d’Hamlet ? Je crois en avoir trouvé la cause : de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou leurs spectateurs, pouvons être des personnages fictifs. En 1833, Carlyle a noté que l’histoire universelle est un livre sacré, infini, que tous les hommes écrivent et lisent et tâchent de comprendre, et où, aussi, on les écrit.

Jorge Luis Borges, Magias partiales del Quijote, Otras inquisiciones, Buenos Aires, 1952, traduit de l’espagnol par Paul et Sylvia Bénichou, Magies partielles du Quichotte,  Enquêtes 1937-1952, Gallimard, 1957.