lundi 27 février 2023

Il est impossible de marchander avec la vie

 Dave Heath, Vengeful Sister, Chicago, 1956.

Mais comme la vie est, pour l’essentiel, et de façon exaspérante, une série d’erreurs, de mauvais choix, de bêtises, d’accidents et d’incroyables coïncidences, tout se déroula exactement comme il se devait ; bien qu’un changement dans la vie de ce jeune homme d’un côté ou de l’autre, une soirée chez un ami qu’il avait préféré éviter, une jounée sur la plage écourtée à cause de la pluie – tout ce que vous pourrez imaginer, plus c’est absurde mieux c’est – aurait produit des effets tout à fait différents, chacun d’eux ne pouvant se dérouler que comme il devait le faire. Il est impossible de marchander avec la vie, car la signification de la vie est simplement elle-même.

 

Gilbert Sorrentino, The Abyss of Human Illusion, 2010 ; traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, L’Abîme de l’illusion humaine, X, Éditions Cent Pages, 2015.

vendredi 24 février 2023

-ment des mots qui aimeraient ci-

28 février 1983 (lundi). – Depuis plus d’un mois un inconnu m’envoie chaque matin de jour ouvrable une enveloppe, par la poste, c’est-à-dire avec timbre et cachet, qui contient une page blanche avec une sorte de cadre noir tracé à l’encre avec une règle et qui ne contient qu’une ligne de texte. Aujourd’hui, par exemple, la ligne est :

-ment des mots qui aimeraient ci-

Sous le cadre, au milieu, il y a le numéro du feuillet. Aujourd’hui, par exemple, c’est le chiffre 40. Au dos de l’enveloppe, il y a la date de l’envoi, le numéro du feuillet et un prénom : Benoît. Sur le recto de l’enveloppe, au-dessus de mon adresse au Seuil, il y a simplement le mot : CAMILLE. C’est peut-être le titre. Cela veut dire qu’un inconnu m’envoie, depuis huit semaines, chaque jour une ligne de son manuscrit, sans me dire qui il est, ni où il habite, ni ce qu’est, ni ce que sera son livre. Au début, je pensai à une sorte de « chaîne » conceptuelle, rien d’autre, rien de nouveau, rien de fou : donc, j’ouvrais l’enveloppe, je constatais son contenu, puis je jetais le tout. Seulement, comme j’avais commencé comme ça, j’ai continué : j’ouvre chaque matin, je constate et je jette. Je ne me sens pas coupable, mais chaque matin, je cherche l’enveloppe sur ma table, je serais inquiet si elle n’était pas là. J’en arrive même à penser que l’auteur ne se manifestera jamais.

 

Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée. 1977-1984, Éditions du Seuil, 2019.

mardi 21 février 2023

La nature a très souvent lié la survie et la prospérité d’une espèce à la destruction ou à l’infortune d’une autre

Voyez encore combien de métiers qui servent à nous procurer les biens les plus courants et que l’on tient pour indispensables à la vie d’aujourd’hui sont par eux-mêmes nuisibles à la santé et à la vie de ceux qui les exercent. Que faut-il en penser ? Certes, l’histoire naturelle nous montre bien que la nature a très souvent lié la survie et la prospérité d’une espèce à la destruction ou à l’infortune, partielle ou totale, d’une autre. Mais qui peut croire qu’au sein d’une même espèce elle ait prévu et organisé la destruction d’une partie de celle-ci à seule fin d’assurer la prospérité et les conditions nécessaires à l’épanouissement de l’autre partie (qui n’a pourtant rien de plus noble par nature et est en tout point semblable à la partie sacrifiée). Ne doit-on pas considérer de tels métiers, pourtant courants et réputés indispensables, comme barbares, puisqu’ils sont manifestement contre nature ? Quant à cette vie qui les réclame et les suppose, vie que l’on veut confortable et civilisée, n’est-elle pas de ce fait même contre nature ? N’est-elle donc point barbare à son tour ? (30 mars 1821.)

 

Giacomo Leopardi, Zibaldone, tradit de l’italien par Bertrand Schefer, Éditions Allia, 2003.

dimanche 19 février 2023

Puisque je tourne

Nos forces sont au-dessus de notre destination, et cette disproportion nous accable. En 1790 Benjamin Constant rencontre à La Haye un Piémontais, le chevalier de Revel, diplomate pour la Sardaigne. Ce chevalier est atteint d’une folie très spirituelle : « Il prétend que Dieu, c’est-à-dire l’auteur de nous et de nos alentours, est mort avant d’avoir fini son ouvrage ; qu’il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens; qu’il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir, et qu’au milieu de son travail il est mort ; que tout à présent se trouve fait dans un but qui n’existe plus, et que nous, en particulier, nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée ; nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : puisque je tourne, j’ai donc un but. » 

 

Pierre Michon, « Corps de bois », dans Corps du roi, Verdier, 2002.