dimanche 19 février 2023

Puisque je tourne

Nos forces sont au-dessus de notre destination, et cette disproportion nous accable. En 1790 Benjamin Constant rencontre à La Haye un Piémontais, le chevalier de Revel, diplomate pour la Sardaigne. Ce chevalier est atteint d’une folie très spirituelle : « Il prétend que Dieu, c’est-à-dire l’auteur de nous et de nos alentours, est mort avant d’avoir fini son ouvrage ; qu’il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens; qu’il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir, et qu’au milieu de son travail il est mort ; que tout à présent se trouve fait dans un but qui n’existe plus, et que nous, en particulier, nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée ; nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : puisque je tourne, j’ai donc un but. » 

 

Pierre Michon, « Corps de bois », dans Corps du roi, Verdier, 2002.