vendredi 24 février 2023

-ment des mots qui aimeraient ci-

28 février 1983 (lundi). – Depuis plus d’un mois un inconnu m’envoie chaque matin de jour ouvrable une enveloppe, par la poste, c’est-à-dire avec timbre et cachet, qui contient une page blanche avec une sorte de cadre noir tracé à l’encre avec une règle et qui ne contient qu’une ligne de texte. Aujourd’hui, par exemple, la ligne est :

-ment des mots qui aimeraient ci-

Sous le cadre, au milieu, il y a le numéro du feuillet. Aujourd’hui, par exemple, c’est le chiffre 40. Au dos de l’enveloppe, il y a la date de l’envoi, le numéro du feuillet et un prénom : Benoît. Sur le recto de l’enveloppe, au-dessus de mon adresse au Seuil, il y a simplement le mot : CAMILLE. C’est peut-être le titre. Cela veut dire qu’un inconnu m’envoie, depuis huit semaines, chaque jour une ligne de son manuscrit, sans me dire qui il est, ni où il habite, ni ce qu’est, ni ce que sera son livre. Au début, je pensai à une sorte de « chaîne » conceptuelle, rien d’autre, rien de nouveau, rien de fou : donc, j’ouvrais l’enveloppe, je constatais son contenu, puis je jetais le tout. Seulement, comme j’avais commencé comme ça, j’ai continué : j’ouvre chaque matin, je constate et je jette. Je ne me sens pas coupable, mais chaque matin, je cherche l’enveloppe sur ma table, je serais inquiet si elle n’était pas là. J’en arrive même à penser que l’auteur ne se manifestera jamais.

 

Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée. 1977-1984, Éditions du Seuil, 2019.