dimanche 28 mai 2023

Deux maisons

L’écriture se refuse à moi. D’où le projet de recherches autobiographiques. Pas une biographie, mais la recherche et le repérage d’éléments constitutifs aussi infimes que possible. À partir d’eux, j’entends ensuite me construire, à la manière d’un homme dont la maison est précaire et qui veut en construire une autre juste à côté, sûre quant à elle, en réutilisant si possible les matériaux de l’ancienne. Scénario désastreux : ses forces l’abandonnent au beau milieu de la construction , et voilà qu’il possède désormais, au lieu d’une demeure certes précaire, mais entière, une maison à demi détruite et une autre à demi construite, donc rien du tout. Ce qui s’ensuit est pure folie, quelque chose comme une danse cosaque entre les deux maisons, au cours de laquelle le cosaque laboure et déblaie la terre avec les talons de ses bottes jusqu’à ce que sa propre tombe s’ouvre sous ses pieds. 

 

Franz Kafka, [Cahier du « Virtuose de la faim »], Œuvres complètes IV, Journaux et lettres 1914-1924, édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2022.

mardi 23 mai 2023

Au four et au moulin

Bert Hardy, Le restaurant La Grenouille, 1952.

 

Si peu de mots, dans les rêves, qu’on prend facilement cette aphasie pour un don de prophète, et le moindre calembour pour un fragment d’Héraclite, dont la signification tout entière est dans une enfance à déchiffrer.

Nous sommes devenus l’oracle et l’interprète à la fois : au four et au moulin, de jour comme de nuit.

 

Gérard Macé, La mémoire aime chasser dans le noir, Gallimard, 1993.

jeudi 11 mai 2023

dit l’artiste de la faim


 

« J’ai toujours voulu que vous admiriez mon jeûne », dit l’artiste de la faim. « Nous l’admirons d’ailleurs », dit l’inspecteur, fort prévenant. « Mais vous ne devriez pas l’admirer », dit l’artiste de la faim. « Bon, alors nous ne l’admirons pas », dit l’inspecteur. « Pourquoi donc ne devons-nous pas l’admirer ? » « Parce que je dois jeûner, je ne peux pas faire autrement », dit l’artiste de la faim. « Ça alors », dit l’inspecteur, « pourquoi ne peux-tu faire autrement ? » « Parce que » dit l’artiste de la faim, relevant un peu sa petite tête et parlant avec les lèvres pressées comme pour un baiser tout contre l’oreille de l’inspecteur, afin que rien ne se perdît, « parce que je n’ai pas pu trouver les aliments qui me plaisent. Si je les avais trouvés, crois-moi, je n’aurais pas fait d’histoires et je me serais rassasié comme toi et tous les autres. »


Franz Kafka, Derniers cahiers (1922-1924) [cahier de « L’Artiste de la faim »], traduit de l’allemand par Robert Kahn, Éditions Nous, 2017.

mardi 2 mai 2023

Générosité espagnole

Par un Espagnol de mes amis, le roi d’Espagne m’a fait donner trois gros diamants sur une chemise, une collerette de dentelle sur une veste de toréador, un portefeuille contenant des recommandations sur la conduite de la vie. Voitures ! boulevards, visites chez des amis : la bonne couchera-t-elle avec moi ? M. S. L. a tendu la main à G. A. qui la lui a refusée sans motifs. Je suis raccommodé avec les Y... Or, voici qu’à la Bibliothèque Nationale je m’aperçois que je suis surveillé. Quatre employés s’avancent vers moi avec une épée de poupée chaque fois que je cherche à lire certains livres. Enfin un tout jeune groom s’avance : « Venez ! » me dit-il. Il me montre un puits caché derrière les livres ; il me montre une roue de planches qui a l’air d’un instrument de supplices : « Vous lisez des livres sur l’Inquisition, vous êtes condamné à mort ! » et je vis que sur ma manche on avait brodé une tête de mort : « Combien ? dis-je. – Combien pouvez-vous donner ? – Quinze francs. – C’est trop, dit le groom. – Je vous les donnerai lundi. » La générosité du roi d’Espagne avait attiré l’attention de l’Inquisition. 

 

Max Jacob, Le Cornet à dés, 1917.